Dossier : Résilience écologique.

Dossier : Résilience écologique. Résistance ou résignation ?

Résilience. Un mot, plusieurs significations

Eric Desjardins

Qu’il faille promouvoir la résilience des écosystèmes terrestres et aquatiques relèverait désormais de l’évidence. Le stress des changements climatiques et de l’accroissement de l’activité humaine a fragilisé les habitats naturels, les rendant plus pollués, moins divers. C’est du moins le message que déploient plusieurs chercheur·se·s et organisations visant à protéger ces lieux et leurs habitant·e·s.

Cet objectif, certes fort louable, voire même nécessaire, masque toutefois une ambiguïté qui peut, sous certaines conjonctures, engendrer confusion et division parmi nos plus fervents amant ·e· s de la nature. Derrière la bannière de la résilience s’ érige une véritable tour de Babel. Le vocable « résilience » est en fait un des termes les plus vagues en écologie. G énéralement synonyme de stabilité, il renvoie tantôt à la capacité de résister, de tolérer, d’absorber, ou même de rebondir par suite d’une perturbation ponctuelle ou d’un stress plus permanent.

Cette pluralité conceptuelle découle en partie d’un engouement accru de la part des chercheur ·se· s qui tentent de comprendre les conditions nécessaires à la réalisation de cet état complexe, mais tant désiré. C’est d’ailleurs un phénomène souvent observé dans le développement des sciences : une bonne idée fait surface et il s’en suit une expansion des champs pratiques et sémantiques.

Il reste que le cas de la résilience présente une variation plutôt extrême du phénomène. En effet, on peut répertorier plus d’une dizaine de définitions dans la littérature scientifique. Hélas, l’ambiguïté n’est probablement pas sur le point de s’estomper. Quoique la résilience puisse être conçue de façon précise, plusieurs définitions font appel à des métaphores qui ne font qu e s’ajouter au mystère. Que signifient le rebondissement ou le maintien d’un bon fonctionnement et de l’intégrité écologique ? Et depuis que l’expression a fait son entrée dans les sphères publiques et politiques, le problème ne fait que s’exacerber. Plus on l’utilise, plus les significations se multiplient, moins on la comprend.

Un problème philosophique ou « de philosophe » ?

S’agit-il là que d’un « problème de philosophe » , une constatation sans conséquence pour la plupart des gens ? En fait, un bon nombre des conséquences prévisibles ne sont pas qu’abstraites. Comme le démontre la connotation positive dont elle est porteuse, la résilience n’est pas qu’une simple propriété systémique décrite objectivement dans des publications scientifiques. Elle est devenue un idéal quasi irréprochable, une solution universelle à un vaste ensemble de problèmes environnementaux et sociaux contemporains. Cette dimension normative met en exergue l’importance d’un pluralisme sémantique.

Considérons une situation analogue. La « santé » constitue elle aussi une autre de ces expressions vagues à connotation positive. De façon générale, on ne remet pas en question le bien fondé d’inclure la santé parmi nos priorités individuelles et sociales. Dire d’une personne qui ne souffre d’aucune maladie qu’elle respire la santé ou mettre en place des politiques afin d’améliorer la santé publique ne soulève aucune controverse. Toutefois, les opinions peuvent diverger sur ce que signifie « être en santé » et les meilleurs moyens de la promouvoir. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la santé est un «  état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité [1] » . On devrait donc en conclure que la personne née malvoyante, même si elle est capable de s’ épanouir, n ’est pas en santé. La norme qui s’en suivrait, soit de tenter de prévenir cette condition par quelques moyens médicaux, tels le dépistage et les modifications génétiques, serait-elle donc justifiée ? De telles propositions seraient absurdes !

Retour à l’équilibre ou capacité d’absorption

La situation est similaire lorsqu’on discute de résilience écologique. Différentes écoles de pensée impliquent différentes stratégies de gestion et des idéaux parfois difficilement réconciliables. Selon certains, la résilience renvoie à un phénomène de rebondissement ; un retour à un état d ’ équilibre suivant une perturbation (coupe forestière, exploitation minière, feu, inondation, déversement, etc.). Cette résilience se mesure normalement en temps ; un retour à l ’ équilibre rapide signifie une meilleure résilience. Ainsi conçue, la résilience est au cœur des efforts de plusieurs projets qui poursuivent des objectifs de conservation et de restauration dont l’une des visées est qu’un endroit affecté soit à même de recouvrir les mêmes espèces, si possible, sans intervention humaine supplémentaire.

Selon une autre école de pensée, la résilience renvoie non pas à une capacité de retour à un équilibre préalable, mais plutôt à une capacité d’absorption et de persistance. Lorsqu’on regarde l’ écosystème à des échelles régionale et temporelle plus larges, il devient évident que l ’ équilibre écologique n ’est pas stable, mais dynamique. La composition en espèces, leur abondance relative, et l’intensité des interactions interspécifiques se modifient avec le temps et selon les lieux. Or, dans l’ensemble, il peut y avoir un certain type de dynamique des populations et de fonctionnement qui caractérisent l’ écosystème. L ’ écosystème sera résilient s ’il possède la capacité d’absorber les perturbations tout en demeurant dans un même régime (parfois nommé bassin d’attraction). Si toutefois les perturbations engendrent une transformation plus profonde au point où d’autres espèces et interactions se mettent en place, alors le système n’est pas résilient. Pensons à une forêt qui deviendrait une prairie par suite d’incendies de plus en plus fréquents. Ou encore à un lac qui recevrait un apport trop important en phosphate sur une longue durée et qui deviendrait turbide en raison de la prolifération d’algues.

Promouvoir ce second type de résilience reste compatible avec les objectifs de conservation ou de restauration évoqués plus haut, c’est-à-dire ceux qui visent à protéger l’historicité des habitats naturels. Mais il ouvre aussi la porte à une forme de gestion qui rend certain·e·s écologistes pour ainsi dire « inconfortables » , tout comme l’ éradication de la malvoyance par dépistage et manipulation génétique nous fait sourciller. Par exemple, étant donné les changements climatiques globaux qui vont continuer à transformer la planète, devrions-nous permettre, voire même encourager, l ’ établissement d ’espèces plus à même de résister à des perturbations plus intenses, des chaleurs extrêmes [2] ? Pourquoi ne pas ensemencer les habitats naturels ayant été exploités avec des plantes et des concoctions de microorganismes qui seraient en mesure de capter plus de carbone et de le garder enfoui dans le sol plus longtemps [3] ? Et si la meilleure façon de permettre aux écosystèmes de persister dans des conditions de changements climatiques n’est pas de conserver les populations plus anciennes ou celles qui sont à risque, alors pourquoi ne pas encourager la créativité de l’ingénieur génétique [4] ?

J’ai emprunté le chemin de la pente glissante, non pas pour alarmer, mais pour démontrer que toutes les résiliences ne sont pas équivalentes. La résilience en termes de persistance ne mène pas nécessairement à l ’anéantissement des valeurs écologiques plus traditionnelles ou à la poursuite d’objectifs anthropocentriques superficiels et myopes. Bien dosée, cette résilience est dans bien des cas ce que le docteur recommande. L’idée que les populations rebondissent naturellement peut en fait être à la source de problèmes de mal-gestion, comme semblent l’indiquer certaines analyses [5] de l’effondrement des pêches à la morue. Bref, la résilience est certes importante, mais si nous ne sommes pas sur nos gardes et laissons l’ambiguïté s’insinuer dans nos politiques environnementales, nous risquons de nous réveiller un bon matin et de réaliser qu’il manquait un « s » dans la soupe au poison.

 


[1OMS, « Constitution ». Disponible en ligne.

[2Silvano Fares et al. , « Sustainability : Five Steps for Managing Europe’s Forests ». Disponible en ligne.

[3John J. Berger, « Can Soil Microbes Slow Climate Change ? ». Disponible en ligne.

[4P.K. Jaiwal et al. (dir.), Genetic Manipulation in Plants for Mitigation of Climate Change, New Delhi, Springer, 2015, p. 1-14.

[5Dean Bavington, Managed Annihilation : An Unnatural History of the Newfoundland Cod Collapse, Vancouver, UBC Press, 2010, 224 p.

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