Entre la 5G et les Amish
Autour du livre « Internet ou le retour à la bougie », d’Hervé Krief
En septembre 2020, le président français Emmanuel Macron annonçait l’irrémédiable venue de la 5G sur le territoire français en déclarant : « La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. Et j’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à l’huile. Je ne crois pas au modèle amish. »
C’est un vieux truc rhétorique pour discréditer les critiques à l’égard du développement technologique : s’y opposer revient à s’opposer à la marche du monde. L’innovation techno-capitaliste prend les habits du Progrès, et tout scepticisme devient passéiste. Dans son livre Internet ou le retour à la bougie, publié quelques mois avant la déclaration du président Macron, Hervé Krief retourne ce faux dilemme comme une veste : en quelque sorte, le salut ne serait pas dans la 5G mais chez les Amish.
De fait, les critiques de Krief à l’égard d’Internet et du numérique sont nombreuses, profondes, sans appel, et justes à plusieurs égards : accélération, connexion permanente, dépendance, dégradation des métiers, appauvrissement des relations sociales, exploitation esclavagiste découlant de la production des outils informatiques, saccage écologique entraîné par leur mise au rebut, et j’en passe.
Bien que le livre mette bien en lumière les multiples ravages de l’informatique à notre époque, la véritable cible de l’auteur n’est pas Internet ou le numérique. En surface, Krief semble faire porter le chapeau à Internet, mais son ennemi premier, c’est la société techno-industrielle mise en place il y a 200 ans, la « mégamachine » (expression qu’il emprunte à Lewis Mumford). Au final, même le capitalisme semble presque périphérique dans le diagnostic critique. Le problème est infiniment plus vaste : la science, les statistiques et une majorité heureuse dans sa servitude en font aussi partie.
Comme c’est le cas dans plusieurs écrits se réclamant d’une « critique de la Technique », cette analyse peut sembler à prime abord la réponse la plus radicale et intransigeante à l’ultimatum du président Macron, mais en réalité, elle est son parfait revers. Pour Emmanuel Macron comme pour Hervé Krief, la Technique est reine en notre monde et dicte sa marche. De même, tant Macron que Krief sont des poissons dans l’eau lorsqu’il s’agit d’aborder le progrès ou la régression technique, mais tous deux esquivent la réflexion sur ce que constitue le progrès social.
Or, on ne peut élaborer une critique de quelque technique que ce soit sans l’articuler à une certaine conception du progrès social. C’est ici que la thèse de Krief se fait hélas la plus faible. L’auteur accorde environ cinq lignes à sa vision de la dynamique entre progrès technique et progrès social, dans lesquelles il précise que « le progrès technologique et scientifique n’a rien à voir avec le progrès social et humain » (p. 89). Krief se contente d’affirmer que la société industrielle a causé la régression sociale sans expliciter sa pensée sur ce que constituerait un véritable progrès social à ses yeux.
Cette désarticulation du développement technique et du progrès social dans la réflexion de Krief a une conséquence funeste. Comme l’auteur ne dispose d’aucun élément lui permettant de comprendre l’attrait que la société industrielle a pu susciter et qu’elle suscite toujours, il n’a d’autre choix que de recourir au fidèle ressort de bien des intellectuel·le·s critiques : la bêtise des masses. Pour Krief, puisqu’il est sacrilège d’envisager que la société industrielle ait pu contribuer à certaines formes de progrès social et humain (ce qui ne la rend évidemment pas inévitable ou indépassable), la seule explication devant l’absence de révolte contre la mégamachine réside dans la crédulité de la population. Cela rappelle certaines orthodoxies gauchistes qui foisonnaient en France et au Québec il y a quelques décennies, où une minorité « éclairée » désespérée de voir les classes populaires céder aux charmes de la société de consommation, se repliait sur elle-même de manière sectaire en attendant les conditions de possibilité d’un moment révolutionnaire. Or, à cette époque comme à la nôtre, il est difficile de construire un mouvement populaire en s’appuyant sur un élitisme d’avant-garde. Comment bâtir cette société riche de liens que Krief appelle de ses vœux avec une analyse nourrie par de la misanthropie politique ?
Prenons un cas concret pour illustrer le problème. En fin d’ouvrage, Krief donne un exemple d’ « il y a cinquante ans à peine » qui semble indiquer « où est la lumière » : un « petit village du Nord vendéen » qui « ne connaissait ni l’électricité ni l’eau courante. Il fallait aller au puits pour avoir accès à cet élément essentiel à la vie, et s’éclairer à la bougie. Il fallait aller au lavoir, les femmes seulement hélas, pour laver le linge, que l’on faisait préalablement bouillir » (pp. 102-103, je souligne). Voilà les quatre mots du livre où des considérations féministes semblent avoir été envisagées par l’auteur dans son analyse du progrès technique. Or, si on ne se donne pas la peine de se demander en quoi la machine à laver et la pilule anticonceptionnelle ont été envisagées par des millions de femmes comme des instruments pouvant les aider à s’émanciper, on se retrouve intellectuellement désarmé pour entrevoir un dépassement éventuel (et pourtant nécessaire) du capitalisme industriel et technoscientifique. Ça ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de libération des femmes sans machine à laver ; ça signifie que si on s’interdit de considérer que l’innovation technique puisse aussi être un instrument d’émancipation sociale, on produira une critique impitoyable et même jouissive d’une certaine manière, mais on se retrouvera en porte-à-faux avec les manières beaucoup moins binaires par lesquelles les individus interagissent avec la technique dans leur vie quotidienne. Le penseur incompris aura alors beau jeu de condamner l’aveuglement des masses, obnubilées par leurs gadgets et bidules. En ce sens, Internet ou le retour à la bougie m’a parfois rappelé la scène finale du fameux roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury : Krief semble regarder de loin la civilisation en ruines, attendant son effondrement final, contenté par son sentiment d’avoir tenu la ligne juste jusqu’au bout.
Il ne fait de doute à personne qui y prête minimalement attention que le niveau de « développement » de nos sociétés a atteint un stade où notre autodestruction apparaît comme un scénario de plus en plus probable. Pour une raison que j’ignore, l’être humain est la seule espèce vivante connue ayant les capacités de concevoir et d’accomplir sa propre destruction, et ce par toutes sortes de techniques. On pense bien sûr à l’exploitation des industries fossiles et la dilapidation des écosystèmes par la société industrielle, mais cela est également possible par des techniques plus « artisanales » : armes de guerre, procédés génocidaires, systèmes carcéraux, lapidations, lynchages. Il est illusoire de penser qu’on pourra séparer la technique de notre condition humaine en coupant les ponts avec les machines. Pour le meilleur et pour le pire, la technique sera toujours œuvre sociale.
Bref, avons-nous besoin d’Internet pour mener une vie bonne ? Non. Mais le retour à la bougie ne règlera rien non plus. Il peut sembler séduisant, comme le fait Krief de manière finalement très chrétienne, d’imaginer un monde préindustriel harmonieux et stable. Pourtant, il ne fallait que la flamme d’une simple bougie pour allumer le bûcher d’une hérétique ou raser le village d’une communauté estimée barbare. L’émancipation n’est ni dans la 5G, ni chez les Amish ; ni sur Internet, ni autour d’une bougie.