Ce que je dois à Bruno Latour

No 095 - Printemps 2023

Hommage

Ce que je dois à Bruno Latour

Benoit Tellier

Bruno Latour, sociologue, anthropologue, théologien et philosophe des sciences français, est décédé le 9 octobre dernier. Né en 1947, il était parmi les chercheur·euses les plus cité·es dans la grande famille des sciences humaines.

Vous ne lirez pas un texte de spécialiste de Bruno Latour. En outre, je ne me consacrerai pas à une critique de son œuvre. Les prises pourraient être nombreuses (politiques, médiatiques ou intellectuelles). Mais, suivant la coutume lors d’un décès, je vais m’en tenir à ce qui mérite reconnaissance. J’ai la conviction que, comme beaucoup d’autres, j’ai une dette importante à son endroit.

J’ai été amené à découvrir Latour assez récemment. Sa lecture s’est imposée dans un moment de doute professionnel assez radical. Il y a quelques années, je donnais un cours sur les problèmes sociaux et les mouvements sociaux. Quelque chose clochait avec la série de cours sur l’écologisme. Il allait de soi que la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité devaient y occuper une place centrale.

Mais les cours sur l’enjeu écologique se présentaient comme un appendice étrange dans une session faite de sociologie par ailleurs plutôt classique : pendant une douzaine de semaines, il était question de classes sociales, d’institutions sociales, de syndicats, d’États, de monnaie, d’organisation du travail ou des soins, de domination masculine, de stigmatisation – en définitive, que des relations interhumaines. Je parlais, semble-t-il, d’un monde (et dans un monde) dépourvu de vaches, d’écureuils, d’érables ou de champignons.

Puis, soudainement, le monde se repeuplait d’une pluralité d’êtres lorsqu’on abordait les questions écologiques et climatiques – des bélugas et des baleines noires, des épinettes, des glaciers, des tourbières, du pétrole… tout un monde de codépendances fragiles et menacées se dessinait. Évidemment, ce ne sont pas les deux ou trois semaines sur la question écologique qui posaient problème… Ce sont plutôt toutes ces semaines de sociologie « normale » qui m’apparaissaient alors comme peu adaptées aux nouvelles coordonnées sociales et politiques de l’époque.

En finir avec la séparation nature-culture

L’une des lignes de force de l’œuvre tardive de Latour me semble tenir dans une attention aux manières de dire. Il s’agit en définitive de ne pas se piéger dans des problèmes mal formulés [1]. Ainsi en est-il selon lui (et d’autres, comme Philippe Descola) de la distinction entre nature et culture. Cette séparation ne recouvre rien d’observable ou d’expérimentable. Il n’y a nulle part un pôle « humain » vivace, changeant, subjectif, imaginatif, « libre » qui ferait face à un pôle « nature » a-subjectif, déterminé, fixe, répétitif et objectif.

Si cette séparation est au cœur des représentations à la base du projet de modernisation occidentale, elle ne recouvre en fait aucune réalité. Ce qui existe, nous dit Latour, c’est un enchevêtrement complexe de relations terrestres liant des vivants humains et non humains, les produits de leur action (terre arable, atmosphère, compost, etc.) et des infrastructures. Tout ça sur un même plan d’immanence, ici-bas. Il s’agit en somme de reprendre de l’intérieur, en terrestre, la tâche de description du monde. Le travail intellectuel du Latour écologiste est de donner à voir un monde dans lequel on a multiplié les puissances d’agir (des microbes aux loups, des érables au phytoplancton) contre l’extraordinaire appauvrissement moderniste qui réduit tout à l’humain. Avec Latour, ce que la pensée moderne occidentale situait comme un décor inerte et extérieur, un environnement, s’anime soudain, entre en relation, agit et réagit.

Sur cette base, Latour propose une sorte de matérialisme assez radical. Non seulement il n’y a qu’une seule terre, mais, plus précisément, il n’y a, pour nous terrestres, que la zone critique de cette terre, cette petite couche habitable de quelques kilomètres où prolifèrent, s’entrecroisent, se composent et se décomposent des formes multiples de vie. Il va même pousser cette description matérialiste dans une veine presque marxiste [2] dans Face à Gaïa. Au cœur de cette fine zone critique, nous dit-il, ce sont les vivants eux-mêmes qui produisent, par leur action et dans leurs relations, les conditions permettant la vie (de l’oxygène qu’on respire à la terre sous nos pieds). Un étrange marxisme cependant où l’on peut imaginer un camarade caribou ou un compañero champignon.

Politique : atterrir sans être réac [3]

À la fin de sa vie, Latour tentera de formuler une pensée politique en cohérence avec cet ancrage terrestre. C’est en particulier le projet Où atterrir ?. Comme toute personne sensible aux questions écologistes, il est clair pour lui que la poursuite de la modernisation (qui passe par la croissance infinie et le productivisme, entre autres) constitue un projet hors-sol auquel aucun monde concret ne correspond. Il nous faudrait, semble-t-il, 4,7 planètes pour généraliser le mode de vie canadien à l’échelle mondiale. C’est évident, il nous faudra donc revenir sur terre.

Cet atterrissage, cependant, se fera sans le secours des « élites modernisatrices ». Il semble acquis pour Latour que cette « classe dominante » prendra coûte que coûte une direction autodestructrice (et ce, en toute connaissance des ravages et de l’inanité d’un tel projet). Les exemples abondent, que ce soit François Legault – « l’environnement, mais pas aux dépens de l’emploi » – ou, plus récemment, le président français Emmanuel Macron – « qui aurait pu prédire la crise climatique ? », se demandait-il dans ses vœux de fin d’année 2022. Et, bien entendu, on pense à Donald Trump, Jair Bolsonaro, Pierre Poilièvre, Danielle Smith ou à Exxon, Total et Enbridge.

Mais il nous faut en outre signifier autrement le sol ou l’ancrage territorial où il convient d’atterrir. Il y a une idéologie nostalgique et réactionnaire, souvent raciste et patriarcale, du retour au sol (toujours national) à désactiver. « La terre ne ment pas ! » disait le maréchal Pétain, « blood and soil ! », scandaient les fascistes à Charlottesville. Plus près de nous, pensons au mythe ultraconservateur de la vocation agricole (et catholique) canadienne-française. Notre tâche politique, au contraire, est de penser une vie habitable et prospère, hospitalière et, pourquoi pas, joyeuse, mais ancrée au cœur de relations assumées de codépendances situées. Et tout ça en élargissant radicalement le cercle des êtres à inclure.

On le voit, pour Latour, il ne suffit pas d’ajouter le préfixe « éco » à un projet (socialiste ou syndicaliste, par exemple) qui resterait inchangé dans ses fondements. Il s’agit de tout repenser et de tout refaire avec l’écologisme pour boussole. Il nous incombe d’abord, pense-t-il, de redessiner un projet où il ne s’agit pas tant de s’autonomiser ou de s’émanciper que de tracer les contours d’une communauté qui assume ses codépendances. Enfin, la tâche politique écologiste consiste aussi à retisser les réseaux de solidarité et d’alliances nécessaires à la construction d’une « classe écologiste » porteuse dudit projet. Y’a du boulot…

Une constellation

Découvrir Latour, c’est enfin s’ouvrir à une constellation de pensées proches qui, chacune à leur manière, dessinent ce retour sur terre. Il y a l’extraordinaire Champignon de la fin du monde d’Anna Tsing. À partir d’un champignon qui prolifère dans les coupes à blanc du Nord-Ouest américain, le mitsutake, Tsing reconstruit une histoire concrète et relationnelle du capitalisme contemporain tout en ouvrant un questionnement éthique vertigineux : comment apprendre à habiter dans les ruines du monde ? On peut aussi penser au fabuleux L’Arbre-monde de Richard Powers. Dans ce roman, Powers nous donne à voir et à sentir de façon magistrale les rapports singuliers et multiples qui se tissent en contexte nord-américain entre des arbres et des humains.

Mentionnons aussi Timothy Mitchells qui, dans Carbon Democracy, prend au sérieux les propriétés matérielles du charbon et du pétrole. Le charbon, lourd et concentré, nécessitant une force de travail colossale, offrait tactiquement la possibilité au mouvement ouvrier de bloquer assez aisément mines et chemins de fer. En comparaison, les propriétés matérielles du pétrole n’offrent rien de tel. J’aurais dû parler du vieux chien de Donna Haraway, des oiseaux de Vinciane Despret, des loups de Baptiste Morizot, de l’histoire environnementale des idées de Pierre Charbonnier, du monde des Gwich’in ou de la rencontre avec un ours de Nastassja Martin, des forêts pensantes d’Eduardo Kohn…

Une constellation qui nous donne à voir ce monde enchevêtré et « relationniste » que décrivait Latour et qu’il nous échoit d’habiter et de défendre.


[1C’est une idée que développe de belle façon Philippe Pignarre dans une conférence sur Latour à la Société Louise-Michel (la conférence peut être retrouvée sur ce site : www.societelouisemichel.org)

[2C’est d’autant plus étrange quand on connait l’animosité qui a longtemps marqué les relations de Latour avec les marxistes et les bourdieusiens.

[3On parle ici du Latour écologiste de la fin. S’il a longtemps été plutôt centriste, voire libéral, Latour se radicalise progressivement dans les années 2000.

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