Dossier : Lobbyisme, le pouvoir obscur
Des municipalités vulnérables
L’efficacité du lobbyisme repose sur une ressource clé qui se paie cher : l’accès aux décideur·euses. Aux niveaux provincial et fédéral ainsi que dans les plus grandes villes du Québec, cet accès restreint. Mais est-ce aussi vrai dans le cas des petites municipalités, qui constituent la vaste majorité des 1130 municipalités locales du Québec ?
Dans les quelque 1 001 municipalités qui comptent moins de 10 000 habitant·es, les personnes élues sont plus proches du citoyen lambda et l’échelle humaine de la politique redresse le rapport de force entre la volonté populaire et celui des intérêts privés au portefeuille épais. N’importe quel·le élu·e de village vous confirmera qu’un groupe de citoyen·nes mécontent·es lui génère bien plus d’insomnie qu’un promoteur insistant.
Pourtant, pas une semaine ne passe sans que des citoyen·nes ne se mobilisent pour lutter contre un nouveau projet de développement immobilier ou industriel non désiré, dont les impacts sociaux ou écologiques inquiètent. Malgré les efforts citoyens, ces projets vont tout de même couramment de l’avant. Comment expliquer ce rapport de force favorable aux intérêts privés au détriment de l’expression démocratique, même à l’échelle des petites municipalités ?
Personnes élues mal outillées
Notons d’abord que les personnes élues sur les conseils municipaux des petites municipalités occupent souvent cette fonction à temps partiel, contre une maigre rémunération. Elles arrivent dans leurs fonctions à partir de milieux très divers, allant de l’agriculture à la littérature, en passant par le travail d’antiquaire. Dans la majorité des cas, elles ne sont pas familières avec la gestion de grands projets immobiliers, touristiques et industriels.
Facile d’être impressionné·es par la présentation d’un promoteur qui en met plein la vue, avec de beaux rendus 3D et des promesses de retombées alléchantes. Sans être outillé·es pour identifier des données douteuses ou les angles morts dans les informations rapportées, les membres du conseil se fieront à l’administration de leur municipalité pour valider la compatibilité d’un projet avec le règlement et, en l’absence de risques apparents, se baseront sur les informations fournies par le promoteur (et à leur bon jugement) pour autoriser le projet.
L’accès à des formations extensives, des ressources et des spécialistes serait crucial pour épauler les personnes élues, aiguiser leur sens critique et amoindrir l’influence du marketing efficace. Souvent, ces ressources existent au sein d’instances régionales comme les MRC, mais elles ne sont pas diffusées activement auprès de tous les conseils.
Manque d’indépendance
L’administration joue un rôle central dans les petites municipalités : elle est entièrement responsable de l’exécution des projets, en plus de fournir les informations et les recommandations qui serviront de base pour les décisions du conseil. Le niveau de dépendance du conseil à l’administration est énorme.
Le hic : les administrations fonctionnent avec des ressources humaines très limitées et sont facilement surchargées. Il n’en tient souvent qu’à l’initiative personnelle d’un membre de l’équipe et à sa charge de travail à un moment donné de déterminer si un projet avancé par un promoteur sera scruté avec plus ou moins de minutie. La décision de recommander au conseil de faire des vérifications supplémentaires ou de produire des études externes sera ainsi sujette à une grande part de subjectivité. Dans ce contexte, les développeurs profitent de ce que des enjeux importants (impacts sociaux, sur les milieux naturels, sur l’eau, sur la mobilité, par exemple) passent sous le radar au moment d’adopter une modification au règlement de zonage ou une dérogation pour autoriser leur projet.
Capacité de proposition restreinte
Les capacités financières et de gestion de projet des petites municipalités sont trop limitées pour leur permettre de se lancer dans la réalisation des projets ambitieux et innovants dont la communauté pourrait rêver (la construction d’un quartier d’habitations écologiques alternatives, une nouvelle école, la conservation d’espaces naturels, etc.). Elles peuvent difficilement prendre en charge des projets d’envergure complexes, dont certains exigent de naviguer dans les contraintes du cadre législatif provincial. C’est beaucoup, quand on pense que la seule réfection annuelle de la patinoire peut déjà faire déborder la marmite ! Les municipalités dépendent alors des capacités et des capitaux venant de l’extérieur : autrement dit, on compte sur le privé.
Les projets proposés par le privé, on le sait, visent avant tout la profitabilité de l’investissement, bien avant les besoins et demandes de la population. La municipalité se retrouve souvent à devoir faire des compromis sur sa vision : si les critères posés dans ses règlements ne permettent pas aux promoteurs de tirer une marge de profit suffisamment intéressante, les projets ne trouvent pas porteur. De ce fait, les projets qui répondent aux besoins communautaires, sociaux et écologiques, plutôt qu’aux impératifs capitalistes, sont très difficiles à réaliser, malgré la volonté d’une communauté et de son conseil municipal.
Processus démocratiques déficients
Le pont entre les personnes citoyennes et leur démocratie locale est très souvent entravé par la grande opacité de ses instances et de ses communications. L’espace qui devrait en principe constituer le cœur de la démocratie locale, soit les séances du conseil municipal, est vidé de son sens par une pratique courante : toutes les délibérations se tiennent en amont, derrière des portes closes, lors des caucus du conseil.
La séance publique ne devient alors qu’une simple formalité. Les interventions citoyennes n’y ont aucun poids ; l’issue du vote est déjà fixée. C’est ainsi qu’on place la population devant le fait accompli avec des projets impactant négativement son milieu de vie.
Pour réussir à intervenir dans le processus décisionnel des municipalités, il faut se lever tôt : seuls des citoyens et citoyennes particulièrement assidu·es peuvent assurer une forme de vigie et décortiquer ce qui se cache derrière les codes de règlements et les numéros de lots peu évocateurs dans les communications des villes.
Il faut être à l’affût et interpeller les personnes élues en marge des séances, car c’est là que se prennent les décisions : en coulisse, loin des yeux et des oreilles. On pourrait difficilement imaginer une manière de faire qui puisse rendre plus vulnérables les municipalités à l’influence des intérêts privés.
Heureusement, de plus en plus de municipalités sont animées par la volonté d’agir contre ces failles démocratiques et de mettre en place des processus de participation citoyenne. Mais tout reste à faire ! Un grand chantier doit être mené pour réfléchir aux bonnes pratiques, instaurer des processus consultatifs et des instances participatives efficaces. Mais surtout, il faut s’attaquer à la cause systémique qui constitue le nœud du problème : le manque de capacité et de ressources des municipalités, essentielles à l’autonomie des communautés, à la concrétisation de la volonté démocratique locale et à la résistance face au pouvoir d’influence des grands capitaux et des intérêts privés.