Regards féministes
Lumière sur les allumetières
L’ouvrage de l’historienne Kathleen Durocher est d’une importance capitale pour mieux comprendre le sort qui a été réservé aux ouvrières de la manufacture d’allumettes.
Kathleen Durocher est candidate au doctorat en histoire et en études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université d’Ottawa, elle a récemment publié aux Presses de l’Université d’Ottawa, Pour sortir les allumetières de l’ombre – Les ouvrières de la manufacture d’allumettes E. B. Eddy de Hull (1854-1928), un essai pionnier qui émane de ses travaux de recherche. Elle y explique le destin de celles qu’on appelle les « allumetières », les femmes ayant œuvré au sein de l’allumière de la E.B. Eddy à Hull, la principale productrice d’allumettes au pays entre les années 1870 et 1928. C’est d’ailleurs en leur honneur que l’ancien boulevard de l’Outaouais, à Gatineau, a pris le nom du boulevard des Allumetières. À cette époque, l’électricité n’était pas ce qu’elle était aujourd’hui, d’où l’importance de l’industrie de production des allumettes, essentiellement dominé par des hommes.
Dans un article publié dans la revue Ouvrage en octobre 2020, Durocher relate que « [d]urant des décennies, des centaines d’employé·e·s, principalement des adolescentes et des jeunes femmes, s’affair[aient] à l’emballage des bouts de bois inflammables. Travaillant dans des conditions difficiles, entre 50 et 60 heures par semaine, et ce, toute l’année, elle ne gagn[aient] qu’un maigre salaire octroyé à la pièce. » En outre, leur exposition à la nécrose maxillaire causée par le phosphore blanc provoque la perte des dents en plus de la décomposition des os et de la mâchoire. Cette terrible maladie n’a que pour seul « remède » l’ablation de la mâchoire.
Faute de moyens financiers, nombreuses sont celles qui furent obligées de subir cette opération à domicile plutôt qu’en milieu hospitalier. Le phosphore blanc fut d’ailleurs interdit en Europe à la fin du ١٩e siècle et est aujourd’hui considérée comme une arme incendiaire par les Nations Unies. On comprend donc que le dur labeur de ces allumetières met leur santé et sécurité en péril, notamment en raison de la toxicité des matériaux qu’elles manipulent et du risque incessant d’incendie qui accompagne leur travail, telle une épée de Damoclès.
De fil en aiguille, et devant ce système d’exploitation, les travailleuses décident, à partir de 1928, de se mobiliser, et ce, sous la bannière d’un syndicat catholique et exclusivement féminin. Celles qui avaient longtemps été éclipsées des tentatives de syndicalisation de leurs collègues masculins connaissent une réussite qui rayonnera à travers le Canada, en plus de marquer la région de Hull. Ce syndicat aura eu à sa tête une dénommée Donalda Charron, la première femme présidente d’un syndicat au Québec.
Le syndicat des allumetières a aussi connu de nombreuses peines. Au cours de leur courte histoire, les allumetières syndiquées subirent deux conflits de travail dont le second tuera leur mouvement contrairement au premier, où elles purent obtenir plusieurs gains au niveau de leurs conditions de travail et de leur capacité de négociation. Le litige au cœur du premier conflit concerne « la question des doubles équipes de travail requises par l’employeur pour faire face à la demande accrue du marché. Malgré le lock-out imposé par la compagnie, les allumettières obtiennent gain de cause et se voient accorder des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail ».
Les réjouissances pour les Allumetières seront toutefois brèves, car en 1924, la compagnie Eddy menace à nouveau de réduire les salaires qu’elles avaient obtenus lors du premier conflit de travail : « les ouvrières abandonneront alors leur travail sans consulter le syndicat, réaction à laquelle la compagnie rispostera par une contre-grève de neuf semaines. Le syndicat obtiendra gain de cause mais, cette fois-ci, la conjoncture économique remettra en cause la fabrication d’allumettes chez E.B. Eddy. Elle fermera définitivement cette section en 1928 pour ne conserver que la seule production du papier. » [1]
Malgré ce qui apparaît, en surface, être un échec, l’expérience des Allumetières a permis de mettre en lumière le problème social du harcèlement sexuel en contexte de travail et a également marqué l’imaginaire collectif.
L’Histoire a la fâcheuse tendance de faire silence sur les réalisations et les accomplissements des femmes, et ce, au profit des hommes. C’est notamment pour lutter contre cet effacement et cette invisibilisation que l’ouvrage de Durocher fait sens. Première étude historique portant sur ces syndicalistes, il y a fort à parier que grâce au travail intellectuel de Kathleen Durocher qui pave la voie à d’autres études du même genre, les allumetières ne figureront plus jamais dans l’ombre.
[1] Citations tirées de Bilan du siècle, site encyclopédique de l’histoire du Québec depuis 1900 de l’Université de Sherbrooke. En ligne : https://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/20909.htm