Dossier : Lobbyisme. Le pouvoir (…)

Dossier : Lobbyisme, le pouvoir obscur

Washington et Bruxelles, le modèle imposé

Claude Vaillancourt

Le lobbyisme a ses capitales : Washington et Bruxelles, soit celles des deux principaux lieux de pouvoir des grandes puissances occidentales, les États-Unis et l’Union européenne. Non seulement les lobbyistes y règnent en grand nombre et suivent pas à pas les projets de loi qui les concernent, mais ils imposent un modèle d’ingérence politique reproduit à plus petite échelle dans la plupart des pays, y compris le nôtre.

Dans chacune de ces villes, les lobbyistes se sont installé·es à deux pas des grandes institutions gouvernementales, dans une zone limitée, où se prennent de façon très centralisée des décisions qui affecteront des centaines de millions de personnes, si ce n’est pas la planète entière.

À Washington, les lobbyistes avaient établi leurs pénates dans la fameuse K Street, tout près de la Maison-Blanche et à peine un peu plus loin du Capitole, un lieu qu’ils ont délaissé depuis pour se disséminer dans la ville. Mais le nom de cette rue sert toujours de dénomination lorsqu’on veut dénoncer les abus du lobbyisme.

À Bruxelles, les lobbyistes gravitent autour des trois grandes institutions, le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne, toutes trois situées dans le quartier européen, légèrement en périphérie du centre historique de la ville, caractérisé pas son architecture terne, sans âme, mais fonctionnelle. L’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) y organise son lobby tour, promenant les visiteuses et visiteurs devant les immeubles anonymes du quartier, y décrivant les manœuvres douteuses et les réseaux d’influences des lobbyistes qui s’y cachent. Un tourisme particulier, aussi instructif qu’affligeant par les histoires qu’on y découvre.

Dans chacune de ces villes, des organisations citoyennes effectuent une veille très efficace sur l’activité des lobbyistes : on compte parmi elles OpenSecrets à Washington et CEO à Bruxelles, la même qui organise les visites guidées. Mais le travail indispensable de documentation de ces organisations, malgré la lumière qu’il jette sur une pratique nébuleuse, ne règle en rien un problème dont les solutions doivent être politiques.

Washington, là où tout a commencé

L’activité des lobbyistes est bourdonnante à Washington. OpenSecrets nous dit qu’ils ont atteint un nombre record en 2007, avec 15 000 personnes exerçant ce métier, un chiffre qui s’est depuis stabilisé à près de 12 000. Leurs dépenses, quant à elles, ont été de plus de 3 milliards $ en 2021. Les entreprises investissant les sommes les plus élevées changent d’année en année. Pour l’année 2022, les champions sont, entre autres, la Chambre de commerce des États-Unis au premier rang (avec des dépenses de près de 60 millions $), un regroupement de compagnies pharmaceutiques au 3e rang (plus de 22 millions $), la Croix bleue (assurances) en 4e (20 millions $) et Amazon en 6e (16 millions $). De nombreuses entreprises familières se classent bien, comme Meta, Pfizer, Lockheed Martin, Alphabet et AT&T. Le secteur de la santé est celui qui a dépensé le plus globalement, suivi par le secteur financier.

Les statistiques d’OpenSecrets montrent bien à quel point le lobbying des grandes entreprises et la représentation citoyenne ne jouent pas dans la même ligue. En 2022, le secteur des affaires a compté pour 87 % des dépenses, alors que les autres, identifiés comme « ideological groups », « labor » ou tout simplement « others », – toutes des catégories plutôt floues qui pourraient elles aussi être financées par l’entreprise – ne sont responsables que de 13 % des sommes dépensées.

Ces chiffres nous montrent surtout comment le lobbyisme est bien implanté à Washington. Il va de pair avec le financement des partis politiques, dont on sait à quel point il prend une place importante dans les activités quotidiennes d’un·e élu·e étatsunien·ne. Recevoir tant d’argent, qu’on le veuille ou non, affecte grandement l’indépendance des élu·es et les rend particulièrement ouvert·es aux revendications des lobbyistes. Il est difficile de ne pas y voir une sorte de corruption légalisée, acceptée, normalisée, qui permet au pays de ne pas se trouver haut dans la liste des pays les plus corrompus, mais qui soumet quotidiennement sa démocratie aux entreprises les plus puissantes, de façon à bien répondre à leurs intérêts.

Bruxelles, la bonne élève

Ce modèle, qu’il aurait été sain de réfuter du tout au tout, s’est reproduit spontanément lorsque le pouvoir européen s’est retrouvé concentré dans la ville de Bruxelles, alors que l’Union européenne gagnait en puissance et en centralisation. L’élève a même dépassé le maître en nombre de lobbyistes, un chiffre estimé à 26 500, toutes catégories confondues, selon Transparency International. Mais la majorité de ces lobbyistes provient de l’entreprise privée : les lobbys d’affaires ont 60 % des lobbyistes accrédité·es au parlement européen, et selon une étude de CEO en 2014, ils dépenseraient 30 fois plus que les syndicats et les ONG combinés.

En première position des plus grands dépensiers selon LobbyFacts.eu, en ce début d’année 2023, on trouve le Conseil européen de l’industrie chimique, avec 9 millions €. Si on ajoute, au 4e rang, Bayer AG (6,8 millions €), on constate à quel point l’industrie chimique ne craint pas d’investir pour défendre ses produits, dont plusieurs sont toxiques, alors que la population européenne demeure très rébarbative devant les OGM et le glyphosate. Quatre des sept premiers dépensiers sont des firmes étatsuniennes : FTI Consulting Belgium, Apple, Google, et Meta – quoique cette dernière est enregistrée en Irlande, paradis fiscal reconnu pour avoir rendu de généreux services aux GAFAM. La somme de leur contribution s’élève à plus de 25 millions €. Ces entreprises étrangères, par cette remarquable ingérence, s’assurent d’être traitées aux petits oignons par une importante partie du personnel et des élu·es de l’UE à Bruxelles.

Bonne ou mauvaise influence

Au Québec et au Canada, peut-être pouvons-nous nous croire à l’abri de ces excès. Après tout, le financement des partis politiques est beaucoup mieux règlementé qu’aux États-Unis, et nos élu·es n’ont pas de pareils comptes à rendre à leurs généreux donateurs. Nous avons des registres des lobbyistes au niveau fédéral et provincial, ce qui nous permet de récolter des données fiables, contrairement à ce qui se passe à Bruxelles, alors que leur propre registre n’est pas obligatoire (toutes les statistiques mentionnées plus haut pourraient, en fait, sous-représenter la situation réelle).

Pourtant, il est évident que nous n’échappons pas à l’activité des lobbyistes. Le zèle déployé à Washington et Bruxelles n’est qu’une partie de ce que les grandes entreprises entreprennent, alors que leurs stratégies se déploient à l’échelle internationale. Pensons à Uber qui s’est établie un peu partout en défiant les lois, puis en envoyant leurs lobbyistes pour demander aux gouvernements que celles-ci soient réécrites à leur avantage, rendant légal ce qu’elle n’avait pas respecté. Ou à McKinsey, avec son armée de consultants convainquant les gouvernements qu’il vaut mieux s’adresser à elle plutôt qu’avoir recours à des fonctionnaires compétent·es (et cela, en dépit d’une série de scandales qui entachent depuis longtemps la réputation de cette entreprise [1]).

Constater ce qui se passe à Washington et à Bruxelles permet cependant de comprendre les stratégies multiples des lobbyistes, en concentré, mais à la plus haute échelle, avec des conséquences plus grandes qu’ailleurs. Cette observation nous permet de suivre les plus grandes préoccupations de l’empire des multinationales. En ce moment, l’assaut des firmes de la santé à Washington et celui des compagnies de produits chimiques nous montre à quel point les profits de ces géants interfèrent avec la volonté de protéger la santé des populations, à quel point ce secteur veut continuer à s’intégrer, avec le moins de réserves possible, dans le système capitaliste. Dans tous les cas, là-bas comme ici, on peut voir comment l’empire des GAFAM se maintient par un lobbying intensif et grassement financé.

Devant l’exploit colossal qui consisterait à réguler le lobbyisme à Washington et Bruxelles, un pays comme le nôtre est un peu mieux armé pour lutter contre ses excès. Il pourrait aller de l’avant en proposant une législation beaucoup plus stricte afin de ramener davantage de démocratie et limiter les pressions des firmes. Il faudra cependant beaucoup de courage politique, denrée rare en ce moment, et beaucoup de pressions citoyennes pour tenter d’y arriver.


[1L’article de l’encyclopédie Wikipédia consacré à cette firme en cite plusieurs.

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