Dossier : Prisons, à l’ombre des regards
Enfermer pour le profit
Plus on accepte de liberté dans les affaires, plus il faut bâtir de prisons pour ceux qu’elles défavorisent », écrit l’Uruguayen Eduardo Galeano dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine. À cela on pourrait ajouter : plus on cède les prisons au « libre marché », plus celles-ci sont répressives.
Aux États-Unis, les prisons privées se répandent à partir des années 1980, dans la foulée de la « guerre contre la drogue » : les prisons sont surpeuplées et l’entreprise privée y voit une opportunité d’affaires. On ne parle donc plus seulement de partenariat avec le privé pour la nourriture ou les services médicaux ; la gestion entière d’institutions carcérales passe entre les mains du privé. En 2013, le département de la Justice états-unien estimait que 8,4% des détenu·e·s étaient incarcérés dans des prisons privées. Et le secteur est lucratif : le journaliste Matt Taibbi soutient que l’industrie carcérale a engendré des revenus de 5 milliards de dollars en 2011. Les deux plus importantes entreprises du secteur sont Corrections Corporation of America (CCA), avec 65 établissements, et le GEO Group, qui en détient 57.
Une dangereuse course vers le bas
Air connu : le privé serait plus efficace, partout. De l’appétit pour le profit émergerait l’excellence. En fait, le cas des prisons est l’un des meilleurs exemples de l’absurdité de ce mythe néolibéral. En plus d’externaliser les cas les plus complexes (les détenu·e·s ayant des problèmes de santé mentale par exemple) en les transférant au secteur public, les prisons privées ne sont pas tenues aux mêmes obligations que les institutions publiques, notamment en matière d’accès à l’information et de transparence.
Plus généralement, la privatisation des prisons oriente l’ensemble de l’institution sur la base d’un froid calcul coûts-bénéfices : on donne moins de soins aux détenu·e·s, la formation des agent·e·s des services correctionnels est sommaire et leur salaire est inférieur, ce qui entraîne un taux de roulement de personnel plus important. En conséquence, les prisons embauchent des gens peu qualifiés ou des agent·e·s qui ont été réprimandés par d’autres employeurs. Selon un rapport de l’American Civil Liberties Union (ACLU) datant de 2011 [1] , les prisons privées sont plus violentes, enregistrant un plus grand nombre d’agressions entre détenu·e·s ou entre détenu·e·s et employé·e·s.
L’enquête du journaliste Shane Bauer pour Mother Jones illustre bien ces dérives. En 2015, Bauer se fait embaucher par une prison privée de Louisiane (la « capitale mondiale des prisons », avec un taux d’incarcération 5 fois supérieur à celui de l’Iran et 13 fois celui de la Chine, en raison notamment de l’industrie des prisons privées qui y est bien implantée). Bauer fait parvenir sa candidature et reçoit des appels dès la semaine suivante. Les entrevues qu’il passe par téléphone sont comparables à celles du secteur du commerce du détail. Le journaliste est finalement embauché à Winnfield, une petite ville avec trois grands employeurs : une scierie, un Walmart et une prison gérée par CCA. Son salaire est de 9$ de l’heure.
La prison de Winnfield est de sécurité moyenne ; 1500 prisonniers y purgent une peine de 19 ans en moyenne, principalement pour des crimes violents. Bauer est témoin d’un usage fréquent de poivre de Cayenne par les agent·e·s. Il rencontre un prisonnier qui a perdu ses doigts et ses jambes en raison d’une gangrène non traitée, malgré des demandes répétées de soins. À sa douzième journée de formation, un prisonnier s’échappe : c’est qu’on a remplacé les gardes dans les tours par des caméras de surveillance et la prison a souvent moins d’agent·e·s que le nombre stipulé dans le contrat avec l’État. Il a fallu deux à trois heures pour que les gardes prennent conscience de l’évasion ; le prisonnier sera retrouvé sur la route peu après. [2]
Le « tout au marché »
Le modèle d’affaires des prisons privées repose sur une approche « tough on crime ». Dans son rapport, l’ACLU démontre que l’impératif de profit décourage les approches axées sur la réduction du crime, comme la réhabilitation, le traitement des dépendances et la prise en charge de problèmes de santé mentale.
À ce sujet, certain·e·s se souviendront peut-être du scandale Kids for Cash, qui avait fait grand bruit en 2008 et 2009 : deux juges avaient reçu plus de 2 millions de dollars en pots-de-vin du promoteur de centres privés de détention juvénile, en échange de davantage de condamnations. Faut-il s’étonner que les lobbyistes de l’industrie fassent pression contre l’allègement des peines carcérales et les probations, et que les actions de CCA et du GEO Group aient monté en flèche dès le lendemain de l’élection de Donald Trump ? Le département de la Justice avait annoncé, à l’été ٢٠١٦, que les prisons privées fédérales retourneraient au public, mais il semble que les firmes attendent avec enthousiasme un revirement de cette décision.
L’expansion des prisons privées aux États-Unis doit être comprise comme un indicateur du stade avancé du processus de privatisation dans cette société. La gestion des prisons n’est qu’un maillon de la chaîne formée par le système de justice, dans lequel le privé est omniprésent. Par exemple, le transport des détenu·e·s est souvent relayé à l’entreprise privée. Ici aussi, les employé·e·s sont peu formés. Même des suspects parfois jamais condamnés sont extradés d’un État à l’autre, confinés pendant des jours à l’arrière d’une camionnette, avec un accès restreint à de l’eau et à de la nourriture [3]. Dans un contexte de montée du racisme, les milices qui patrouillent à la frontière du Mexique collaborent de plus en plus ouvertement avec les services frontaliers, comme l’a révélé Bauer à la suite d’une autre infiltration (aussi disponible sur le site de Mother Jones). On sait que des firmes de sécurité privée telles que Blackwater étaient présentes lors des invasions d’Irak et d’Afghanistan. La firme de sécurité HBGary prévoyait lancer des cyberattaques contre WikiLeaks en 2010 avant que ses projets soient exposés par des membres d’Anonymous. Edward Snowden travaillait pour Booz Allen Hamilton, un sous-traitant de la National Security Agency (NSA), lorsqu’il a planifié ses fuites d’information sur la surveillance des citoyen·ne·s de la planète. Les partenariats entre forces policières et firmes de sécurité sont parfois si poussés qu’il devient difficile de distinguer les deux, comme le décrit un journaliste du New York Times [4]
On en vient à se demander si l’État, chez nos voisins du Sud, n’a pas déjà perdu le monopole de la violence légitime, selon la célèbre formule du sociologue Max Weber.
[1] « American Civil Liberties Union, « Banking on Bondage. Private Prisons and Mass Incarceration », novembre ٢٠١١. Disponible sur www.aclu.org. »
[2] Il vaut la peine de prendre connaissance de l’entièreté du reportage (écrit et vidéo). Voir Shane Bauer, « My Four Months as a Private Prison Guard », Mother Jones, juillet-août 2016. Disponible sur www.motherjones.com.
[3] « Death, Abuse and Sexual Assault : The Horrific and Unregulated Private Prison Van Transport Business », Democracy Now !, 11 juillet 2016. Disponible sur www.democracynow.org.
[4] « David Amsden, « Who Runs the Streets of New Orleans ? », The New York Times, 30 juillet 2015. L’exemple de La Nouvelle-Orléans a inspiré le réseau de télévision Fox pour une série fictive à grand déploiement, APB, lancée en février de cette année.