Les tragédies sans fin de Lac-Mégantic
« On » a transformé un joli train de campagne en bombe létale. Puis, « on » a rasé ce qui restait de la ville. Il faudra, c’est sûr, identifier les « on ». En attendant, choses vues chez les survivant·e·s.
An 1 – Le feu
Je suis arrivée à Lac-Mégantic trois jours après la Nuit Zéro. Les ruines étaient encore brûlantes, fumantes de l’odeur, imaginaire sûrement, de chair calcinée. La veille, une mère attendait encore devant le brasier que sa fille rentre de sa soirée au Musi-Café.
Sur le parvis de l’église Sainte-Agnès, la vue sur le drame était parfaite. Le feu avait épargné le Jésus-Christ, mains tendues vers le trou où avaient été carbonisés 47 humains. Je ne sais pas si le Christ réconfortait ou dégoûtait. En tout cas, l’image était belle et aucun média ne l’a ratée.
Les journalistes du monde entier s’agglutinaient sous un chapiteau. La mairie tentait d’organiser ses points de presse ; les ministres, en vacances, n’étaient pas encore tous passé·e·s.
Pour ma part, j’avais établi un décalage suspect entre les informations officielles et ce qu’une simple recherche web révélait. Ainsi, le ministre de l’Environnement d’alors s’obstinait à nier que le pétrole provenait du Dakota. Or, seul ce pétrole très volatil expliquait les explosions survenues la nuit du drame. Pire, on s’en tenait à 100 000 litres déversés, alors qu’un seul wagon-citerne DOT-111 contient 131 000 litres – le convoi comptait 72 de ces wagons. Avec mon collègue, Daniel Green, nous avons donc décidé d’échantillonner la contamination pour établir des faits fiables. C’était notre métier. Fournir aux victimes de contamination des données indépendantes. Leur expliquer ce qu’elles subissaient.
Sauf que, sur les ruines, nous n’avons pas pu échantillonner. Pas pu creuser le sol, gratter les cendres pour en prélever des petits bouts. Nous avions l’impression de gratter la chair des morts, de profaner la terre de leurs tombeaux. Nous nous sommes donc réfugiés sur la rivière, à prélever, parfois à la chaudière, le pétrole qui commençait à couler vers le fond.
Le 11 juillet 2013, cinq jours après le drame, devant les Méganticoises et Méganticois médusés qui regardaient le pétrole descendre la rivière, le ministère de l’Environnement annonça que celle-ci était désormais propre. « DNQ – Données non quantifiables », signifiant trop infimes, afficha-t-on sur le site web du ministère.
Le reste de l’histoire des tragédies de Mégantic est à l’avenant. Mensonges, écran de fumée, faux coupables, aveuglement et incompétence. Et prédateurs, prédateurs, prédateurs.
An 2 – Derby de démolition
Des entrepreneurs embauchés trop vite – comme si la commission Charbonneau n’existait pas – ont enlevé la terre contaminée du centre-ville, saupoudrant les toxiques partout à cause du vent. Ils ont déplacé les tas cinq kilomètres plus loin. La terre est encore là, exposée aux vents. Elle ne peut pas être nettoyée. Personne ne sait quoi en faire. Elle restera là.
Dans les mois qui ont suivi la tragédie, tous les artistes et shows de télé sont passés par Mégantic. Ils ont fait jaillir les larmes, en direct ou en différé. Certain·e·s de Mégantic disent qu’on a voulu les endormir. Pour qu’ils et elles ne voient pas ce qui se tramait.
Parce que les promoteurs ont fondu sur la petite ville. Ils ont concocté des plans, dessiné des édifices modernes, des hôtels cinq étoiles. Les promoteurs ont aussi conçu une énorme sculpture faite avec les citernes calcinées, celles-là mêmes qui ont tué. L’idée était de projeter tous les soirs un beau spectacle de son et lumière avec la tragédie comme sujet.
Image prise le 6 juillet 2013, au-dessus du Québec, le jour même de l’accident ferroviaire de Lac-Mégantic. Photo : NASA/GSFC/Jeff Schmaltz/MODIS Land Rapid Response Team.
Les Méganticois·es ont été convoqués à de grandes consultations, qu’on a appelées « Réinventer la ville ». Les citoyen·ne·s ont demandé, justement, de ne pas la réinventer, de garder tous les bâtiments non détruits par le feu. Ils aimaient leur ville « Boomtown ».
Malgré tout, en quelques jours d’un février particulièrement glacial, la mairie a fait raser 46 bâtiments et maisons, dont la majorité n’était même pas contaminée. Cela, grâce à une loi conçue juste pour Mégantic – la Loi faisant suite au sinistre ferroviaire du 6 juillet 2013 dans la ville de Lac-Mégantic – votée par l’Assemblée nationale et qui permettait d’exproprier tout le monde sans droit d’appel. Dans les faits, les gens de la mairie ont détruit plus de maisons que le feu lui-même.
On a tout rasé, fait place nette des anciens propriétaires, locataires pauvres, petits salons de bronzage et du salon de la coiffeuse. Maintenant, le marché Métro et son grand stationnement remplacent une église, rasée.
Mais on a réparé en quatrième vitesse le plus important : 132 jours après la tragédie, le train était de retour au centre-ville, sifflant dans la nuit en tirant ses citernes de propane.
An 3 – « Des trains de mesures » contre des trains d’acide sulfurique
Aujourd’hui, le centre-ville est aussi lisse que le crâne d’un chauve et personne ne sait plus très bien ce qu’on y mettra. Il y a eu deux suicides officiellement liés à la tragédie, mais on parle plutôt de cinq…
On a publié tous les rapports, identifié toutes les causes. Tous les politicien·ne·s possibles sont passés et repassent encore par Mégantic, promettant à tour de rôle des « séries de mesures »… face aux « causes identifiées »… pour « accroître la sécurité ferroviaire, une priorité ».
La SWAT team a arrêté comme un dangereux terroriste, lors d’un grand cirque média, « le » coupable : le conducteur du train Thomas Harding.
Le 6 juillet, cette année, on a passé le message à ceux de Mégantic qui osaient lever la voix : taisez-vous et soyez résilients. Au rassemblement du souvenir, l’un des 27 jeunes orphelins n’a pu tenir quand les 47 coups de glas ont sonné. Il a fui en pleurant. C’était dur.
Toujours le 6 juillet dernier, j’étais sur la voie ferrée à 6 heures du matin, à Nantes, à quelques kilomètres de Mégantic avec ceux et celles qui se battent pour éviter le retour d’un drame identique. Nous attendions les médias. Deux sont venus. Heureusement.
Parce qu’à Mégantic, rien n’a changé. Les trains dangereux peuvent s’arrêter exactement au même endroit, en haut de la pente, avant de descendre huit kilomètres vers le centre-ville où on a reconstruit la voie ferrée plus près des maisons et avec une courbe plus serrée encore. Aucun gouvernement ne veut bouger. Ni même écouter.
En attendant, chez les survivant·e·s, chez celles et ceux qui luttent pour la vérité, pour prévenir le retour de la tragédie, à Mégantic comme ailleurs, la foi et la confiance du départ se sont muées en désaveu des autorités et en méfiance. Ils cherchent le vrai sous les mots de chaque rapport et communiqué de presse.
Et la réalité leur donne raison : ainsi, l’une de leurs exigences fondamentales est la fameuse voie de contournement du village. Seulement une quinzaine de kilomètres de rails à déplacer, en plein bois. En mai 2016, le ministre fédéral Marc Garneau leur a annoncé que si elle vient, ce ne pourrait être, au mieux, qu’en… 2022.
Si elle vient. Car on leur a proposé un autre scénario : le statu quo, la voie ferrée qui reste près du Musi-Café. Mais le rail serait longé de murets. Et garni d’arbres pour faire joli.
Non, ce n’est pas une blague.