La littérature et la vie
L’artiste et le militant
L’artiste, c’est Marcelle Ferron, l’une des plus grandes peintres du Québec moderne. Le militant, c’est Michel Chartrand, le camarade exemplaire, compagnon des luttes d’hier, inspirateur de celles d’aujourd’hui. Ces deux personnages hors normes revivent dans toute leur grandeur et leur splendeur dans des ouvrages récemment parus qui les rappellent à notre souvenir ému.
Reconnue comme une artiste majeure dans le milieu des arts visuels, membre de la « Ferronnerie » – ce clan, cette tribu que constituait la famille des Ferron, animée par le grand frère Jacques, écrivain aussi fantasque qu’inventif –, Marcelle dresse son autoportrait, celui d’une femme libre, dans la correspondance réunie par sa fille Babalou dans Le droit d’être rebelle (Boréal, 2016).
L’artiste rebelle
Le titre est en l’occurrence particulièrement juste, Marcelle s’avérant dès sa jeunesse non conformiste dans sa vie comme dans son art. Elle rejoint très tôt le groupe des automatistes animé par Paul-Émile Borduas, consciente au moment de la rédaction du Refus global qu’au « bout de tout ça, ainsi qu’elle le note, j’entrevois la prison ». Ce qui ne l’empêche pas de se joindre résolument au mouvement, rompant du coup avec les valeurs dominantes de sa société.
Déterminée, ambitieuse comme son frère Jacques, dont elle apparaît comme une sorte d’alter ego, elle estime très tôt « que dans la vie il ne faut pas se penser plus bête que les autres » et qu’alors tout ne peut que bien aller. Fougueuse en amour comme en art, elle se marie très jeune, se retrouve mère à 22 ans, n’hésite pas à se séparer de son conjoint et décide de quitter le Québec pour la France dans la mi-vingtaine avec ses trois filles pour prendre le large et vivre à fond sa vocation de peintre. Destin peu commun pour le moins pour une jeune femme de bonne famille de son temps.
Cet exil durera une quinzaine d’années, il sera condamné par le grand frère Jacques qui la boudera d’une manière hautaine jusqu’à son retour, ayant décidé pour sa part de s’enraciner pour toujours dans le pays natal. Cet éloignement du pays et des siens permettra toutefois à Marcelle Ferron de connaître une existence épanouie, totalement libre tant comme femme que comme artiste.
Grâce à son opiniâtreté et à sa persévérance, elle finira par percer dans le milieu de l’art parisien qui s’avère une véritable jungle, particulièrement fermé aux femmes : « Pour une femme, note-t-elle, il faut avoir au moins cinquante ans, avec barbe et rhumatisme, avant qu’on lui fasse confiance. J’ai les rhumatismes, mais ne tiens pas à la barbe et que le diable les emporte. » Son entêtement lui vaudra néanmoins d’être considérée comme une émule puis une égale de Borduas et de Jean-Paul Riopelle à la fin de son séjour européen et d’être reconnue ensuite au Québec durant le reste de sa carrière, dont l’obtention du prix Paul-Émile-Borduas sera le couronnement ultime.
La femme libre
Artiste accomplie, Marcelle Ferron est peut-être d’abord et avant tout une femme libre. En plein duplessisme, elle n’hésite pas à recourir à l’avortement, « traitement qui est d’une simplicité inouïe sans douleur » lorsque « fait d’une manière scientifique » et qu’elle n’hésite pas à recommander à sa jeune sœur Thérèse, malheureuse en ménage qu’elle enjoindra aussi à divorcer, pratique alors interdite.
Ce choix d’une totale souveraineté découle de son refus radical « de vivre une vie mâchée – où je serai de second plan – où l’injustice régnera – où je ne serai pas libre – où le choix de ma vie sera un collier et non pas une joie ». Ces lignes assez extraordinaires, il faut le signaler, datent de 1950.
Vivant à « son maximum de voltage », pour reprendre son expression, Marcelle Ferron connaît, parallèlement à sa carrière d’artiste montante, une vie sentimentale fertile en rebondissements, alternant entre des moments d’exaltation, de pâmoison et des périodes de chute et de déprime. À la suite de sa séparation du mari, René Hamelin, elle partage durant quelques années son existence avec Guy Trédez, un médecin alcoolique avec lequel elle se résigne à rompre pour échapper à la vie chaotique qui menace de l’emporter elle-même dans son tourbillon. Elle s’éprend un temps d’un poète suédois, aventure qui tourne rapidement court, puis du journaliste du Nouvel Observateur, Olivier Todd, alors étoile montante dans l’univers médiatique et intellectuel français, proche des Temps modernes et de Jean-Paul Sartre. Elle éprouve pour Todd une passion intense, foudroyante mais condamnée à l’échec, car il entend demeurer fidèle à sa femme et à ses enfants. Si bien qu’elle se retrouve vouée à une solitude que comblent largement, mais pas complètement, la peinture et l’amour de ses filles, repères et boussoles de sa vie autrement vouée à l’errance.
Le maintien du lien au clan Ferron témoigne par ailleurs de son appartenance au milieu d’origine. La correspondance suivie et prolixe que maintient Marcelle avec les membres de la famille en témoigne éloquemment. Si le noyau familial apparaît à Chaouac, la fille de Jacques, comme un « nœud de serpents » dont elle va s’éloigner pour sa part, il demeure pour ce dernier une « cellule expérimentale » et un « refuge du primitivisme » qu’il domine à la manière d’un patriarche. Dans cette entreprise familiale à laquelle tous les frères et sœurs sont associés, Marcelle est à la fois sa complice et son adversaire, lui résistant et lui opposant une indépendance d’esprit qu’elle affirme face aux Ferron comme face à tous dans une intransigeance orgueilleuse et une pleine liberté.
Ce sont ces qualités qui caractérisent l’ensemble de son parcours du début à la fin de manière flamboyante. Sa correspondance se présente ainsi comme un puissant révélateur sur elle-même, sur « l’extraordinaire famille » dont elle a eu la chance de faire partie et plus largement sur la société qui en a permis l’émergence et dont on découvre, à travers elle, une virtualité pour le moins étonnante.
Michel le magnifique
Marcelle Ferron a-t-elle connu Michel Chartrand ? Elle ne l’évoque pas dans sa correspondance, mais il serait surprenant que ce ne soit pas le cas, ne serait-ce qu’à travers son frère Jacques, qui en fut un compagnon d’armes dans la galaxie de gauche des années 1950 et du début des années 1960. Ils furent membres de la même organisation politique, le Parti social-démocrate, ancêtre du NPD, et y défendirent une commune position sur la question nationale, revendiquant le droit à l’autodétermination pour le Québec, lutte hasardeuse qui les conduisit à rompre avec ce parti et à rejoindre bientôt, l’un le Rassemblement pour l’indépendance nationale (Ferron), l’autre le Parti socialiste du Québec (Chartrand).
On ne connaît plus très bien Chartrand aujourd’hui, très actif syndicalement et politiquement durant plus d’un demi-siècle, décédé il y a six ans, mais retiré de la vie sociale active depuis une vingtaine d’années. Il en reste surtout le souvenir vague d’une figure publique en trompe-l’œil, celui d’une grande gueule, hâbleur, extrémiste, voire « communiste ». C’est pour le rétablir dans sa vérité que sa fille Suzanne G., elle-même militante s’inscrivant dans les traces du père vénéré, a préparé un livre-hommage, À bas les tueurs d’oiseaux ! (Éditions Trois-Pistoles, 2016), constitué pour l’essentiel de témoignages de personnes qui l’ont fréquenté et connu de très près à titre privé ou public.
Du côté privé, on retrouve les confidences des enfants et des petits-enfants sur leur père et grand-père qui évoquent celui-ci comme un personnage chaleureux, attentif, s’intéressant à eux et à leur avenir, dessinant un portrait sympathique prenant à revers l’image stéréotypée du gueulard toujours en colère et sur le point d’exploser. Sa dernière conjointe le présente pour sa part comme une sorte de contemplatif, d’homme de silence, mais aussi comme un jouisseur qui sait profiter de la vie et de ses plaisirs, dont la bouffe et le bon vin. Gilles McMillan, qui fut son gendre, évoque un épisode poignant alors que Michel accueille un Théo Gagné, figure légendaire du syndicalisme québécois, atteint d’un cancer incurable, qui, refusant les traitements hospitaliers, se réfugie chez Michel où il vit ses derniers jours avec pour seule médication les conversations avec son vieil ami, largement arrosées d’alcool. De cet épisode troublant Michel, lui-même éprouvé par la mort récente de Simonne, se contentera de dire à Gilles et Suzanne qui l’interrogeaient : « C’est pas facile », témoignant de manière feutrée de son extraordinaire détermination dans les drames privés aussi bien que dans la vie publique.
Le personnage public est évoqué ensuite rapidement, à travers ses multiples facettes, allant du passeur entre les générations (Alain Vadeboncoeur) au révolté ayant inspiré certains des animateurs·trices du récent Printemps érable (Maxime Larue-Bourdages) en passant par le « guerrier et prophète » (Roméo Bouchard) ou le chrétien engagé (Yves La Neuville).
Dans un article plus développé, Suzanne G. Chartrand rappelle que Michel disposait de deux atouts déterminants : un immense talent oratoire, une capacité de convaincre et d’entraîner à l’action celles et ceux auxquels il s’adresse ; une force de caractère, une assurance qui lui permettent d’affronter de manière résolue les patrons et les forces policières et politiques à leur service. Il trouve par ailleurs son inspiration doctrinaire dans le christianisme tel qu’il le comprend et le vit et dans sa fréquentation constante des travailleurs et travailleuses en lutte qu’il accompagne sur les lieux de travail comme dans leur milieu de vie quotidien.
Comme militant politique, on l’a vu, il rejoint d’abord les organisations socio-démocrates, puis le PSQ qui incarne davantage ses aspirations socialistes et révolutionnaires. Il crée avec d’autres la revue Socialisme 64, qui regroupe des syndicalistes et des intellectuels marxistes malgré ses réserves à l’endroit de ces derniers. Il les gardera par la suite, ne s’intéressant guère à Marx sur le plan théorique et à ses successeurs, surtout lorsque ceux-ci revêtiront des habits trotskystes ou marxistes-léninistes dans les organisations auxquelles il sera confronté en tant que président du Conseil central de Montréal (CSN) dans les années 1970.
Comme syndicaliste, Michel Chartrand défend et met en pratique dans les luttes un syndicalisme dit de combat, militant, liant les grèves et les actions de protestation à une visée de transformation globale du système dominant, le capitalisme jugé apatride, antisocial et amoral. Il préconise également un syndicalisme internationaliste ; visite des pays qui ont connu – ou connaissent – des processus révolutionnaires : Cuba, Chili, Palestine ; contribue activement à la mise sur pied d’une Conférence internationale de solidarité ouvrière qui se tiendra à Montréal au milieu des années 1970 et s’impliquera sur ce front dans les années ultérieures.
Sur le plan politique québécois, il se situe dans la mouvance indépendantiste et socialiste sans toutefois appartenir aux organisations qui s’en réclament explicitement. Il conserve sa liberté de pensée et d’action, y compris par rapport à ce courant dont il partage les principales thèses, demeurant d’abord et avant tout, comme le signale Suzanne G. Chartrand, un humaniste chrétien et un révolutionnaire, le plus grand, sinon à tout le moins l’un des plus grands, de notre histoire.
Homme sensible, ami et protecteur des artistes, j’aime à penser qu’il a dû être aussi un admirateur de l’œuvre picturale admirable de Marcelle Ferron, en train de devenir à son tour, grâce à sa correspondance, une figure légendaire à sa hauteur, elle dans l’art, lui dans l’action.