Mini-dossier : Nommer pour mieux exister
Les food trucks, de Galarneau aux bobos
Traditionnellement, le camion de restauration est associé à la culture populaire : il se déplace dans les rues, au plus près des marcheur·euses et des foules, se poste à la sortie des usines pour sustenter les ouvriers et ouvrières en pause. Les camions de restauration sont officiellement revenus dans les rues de Montréal en 2013. Or, s’il a été restitué à la vie urbaine, le camion de restauration n’est plus le même, il n’a plus les mêmes attaches sociales ni la même signification culturelle.
Dans le roman Salut Galarneau ! de Jacques Godbout, le personnage de François Galarneau, roi du hot-dog autoproclamé, équipe un vieil autobus qu’il transforme en restaurant et qu’il stationne à L’Île-Perrot en bordure de la route pour y vendre des hot-dogs dont il n’est pas peu fier. Écrivain – car il confie à deux grands cahiers le récit de ses mésaventures, dans la langue populaire qu’il connaît – il n’a pas tant l’ambition d’en acquérir les marques sociales que d’atteindre une écriture authentique. Ses cahiers sont tachés d’huile à patates, mais leur langue est savoureuse comme une bonne graisseuse.
Avant d’être banni du domaine public montréalais à la fin des années 1940, le camion de restauration vendait essentiellement des mets apparentés à ce qu’on appelle aujourd’hui la malbouffe : des frites, hamburgers et hot-dogs. Il fallait que les mets soient simples, chauds, rapides à préparer et peu coûteux. En 1967, lorsque paraît le roman de Godbout, le camion de restauration est chose du passé ; d’ailleurs, le camion de son héros est stationnaire ; certes, François Galarneau rêve à la fin du roman de le lancer sur la route, mais le rêve ne se réalise pas. De toute façon, ce stand à patates représente une entreprise risquée dans laquelle François met toutes ses économies, qui lui rapporte un maigre profit et qui fait de lui un déclassé. Il a beau faire griller les meilleures saucisses de la Belle Province, selon son dire, cela reste des saucisses et s’il parvenait à s’illustrer, suppose-t-on, ce serait davantage par l’écriture que par la friture. Or, si François Galarneau est bien dépourvu des attributs du conquérant de l’échelle sociale, tout au contraire, le camion de restauration des années 2010 est le véhicule d’un acteur en pleine gloire : le chef cuisinier. Ce camion de restauration de rue revu, opérant sous une enseigne, assaini et contrôlé a peu à voir avec l’autobus sans roues que François Galarneau bricole en restaurant. Célébré par les journalistes culinaires qui ont appelé sa venue, son menu discuté, ses déplacements tracés, il n’a guère plus à voir, non plus, avec la modeste cantine roulante postée à la sortie des usines de l’entre-deux-guerres. C’est du moins ce qu’une analyse du discours donne à penser.
En nous aidant de méthodes simples de traitement informatisé des textes, nous avons analysé le discours médiatique qui a accompagné la réintroduction de la restauration mobile de rue à Montréal et observé les thèmes et les valeurs que ce discours traîne à sa suite. Plus précisément, au sein d’un corpus de textes de presse dépassant un millier d’articles [1], nous avons relevé l’ensemble des occurrences des mots et expressions employés pour désigner les camions de restauration et le contexte d’énonciation de chacune de ces occurrences. En utilisant une méthode d’analyse dite vectorielle, nous avons obtenu une liste des mots les plus souvent associés aux diverses mentions du camion de restauration. Cette liste comprend les raisons sociales de restaurants, l’acronyme de l’Association des restaurateurs de rues du Québec, des titres de festivals culinaires, puis des indications de temps évoquant le loisir. S’y ajoutent des termes se rapportant directement à la mobilité ou à la gastronomie. D’emblée, on remarque donc que le vocabulaire caractéristique du discours médiatique sur la restauration de rue n’a rien de déprimant. Ces véhicules qu’on désigne le plus souvent sous le nom de food trucks s’engagent dans les rues de Montréal avec un air de fête, en période estivale et de repos, vers les amateurs de cuisine du monde et de réinterprétations gastronomiques des plats typiques de la cuisine de rue.
La thématique festive dominante ne doit pas faire oublier que le camion de restauration représente aussi une occasion d’affaires à saisir pour le restaurateur. Quantité d’articles parlent en effet d’argent, d’investissement, d’équipement, de promotion, d’entrepreneuriat. Du point de vue commercial, le camion de restauration représente un canal de distribution exclusif régi par la ville, à exploiter par un nombre limité d’acteurs d’une industrie, celle de la restauration, qui elle-même participe de la grande industrie du tourisme, d’où l’importance de la diversité des cuisines et des signatures véhiculées. Le camion porte la cuisine d’un chef cuisinier sur les lieux achalandés par les touristes tel le Vieux-Port.
Quant à savoir si le camion de restauration en circulation à Montréal, en 2022, participe encore de la culture populaire, d’autres en décideront. Nous pouvons seulement constater l’absence au sein de la presse écrite d’un champ lexical le suggérant. Celui-là nous paraît une icône de la culture populaire, tirée d’un vieil album photo, remis sur ses roues et revampé, ancré dans l’histoire de la métropole et de sa classe ouvrière, désormais destiné à ceux que l’Américain David Brooks appelle les bobos davantage qu’aux familles ouvrières, qui n’ont plus les moyens, pour la plupart, d’habiter les quartiers centraux où vont se stationner les camions de restauration.
[1] Ce corpus réunit des articles de presse de langue française publiés à Montréal entre 2012 et 2020. Nous avons repéré 1327 textes qui mentionnent les camions de restauration parmi un plus large corpus portant sur l’alimentation à Montréal.