Tous égaux face à l’inflation ?

No 094 - Hiver 2022/2023

Économie

Tous égaux face à l’inflation ?

Julia Posca

Faut-il à ce point se méfier de l’inflation ? Si la question peut étonner, la poser nous permet de souligner que ce phénomène n’a pas les mêmes conséquences pour tous et toutes, mais aussi que la manière d’y réagir entraîne des effets différents selon la position que chacun·e occupe dans l’économie.

Le thème de l’inflation était absent de l’espace public au Québec comme au Canada depuis plus de trente ans. Or, en 2022, il ne s’est pratiquement pas déroulé une semaine sans qu’il en soit question. Les premières interventions de Pierre Poilievre à titre de chef du Parti conservateur du Canada ont porté sur la « Justinflation » et le rôle présumé des dépenses du gouvernement fédéral dans la hausse des prix pendant la pandémie. Au Québec, François Legault a cherché à en faire « la question de l’urne » lors de la dernière élection provinciale.

Faut-il donc à ce point se méfier de l’inflation ? Au moment d’écrire ces lignes, la hausse des prix atteignait des niveaux jamais vus depuis trente ans. En effet, l’inflation a atteint 7,0 % au Canada et 7,1 % au Québec en août 2022 par rapport au même mois l’année précédente, alors qu’elle avait été sous la barre des 3 % presque chaque année depuis le début des années 2000. La même tendance s’observe dans la plupart des économies du monde entier depuis 2021. Alors qu’elle s’élevait en moyenne à 1,24 % dans les pays de l’OCDE en décembre 2020, l’inflation avait atteint 10,27 % en juin 2022.

Des causes multiples

Plusieurs facteurs expliquent cette conjoncture particulière, mais contrairement à ce que prétendent certains (dont M. Poilievre), l’inflation actuelle découle avant tout de problèmes rencontrés par les producteurs de biens et de services (l’offre) et non des comportements des consommateurs et des consommatrices (la demande).

En effet, la pandémie a entraîné une paralysie des chaînes d’approvisionnement qui a réduit l’offre pour plusieurs biens, une situation qui commence à peine à se résorber. Au même moment, les pays producteurs de pétrole réduisaient leur offre pour soutenir le cours de l’or noir, avec pour résultat un prix à la pompe en hausse dès la fin de 2020. La recrudescence et l’intensification des catastrophes naturelles 

en raison des changements climatiques ont en outre nui aux récoltes et aux exportations, tirant ainsi le prix des denrées vers le haut. La guerre qui fait toujours rage en Ukraine, un important producteur agricole, n’a fait qu’empirer la situation. La crise sanitaire a par ailleurs alimenté la spéculation sur le marché immobilier et exacerbé la tendance à la hausse des prix des maisons, qui est cela dit soutenue depuis deux décennies au Canada. Enfin, la hausse des profits des entreprises, qui ont vraisemblablement profité du contexte inflationniste pour augmenter leurs prix, est un facteur à considérer bien qu’il soit largement passé sous le radar de nombre d’analystes.

Cette inflation est problématique pour les travailleurs et les travailleuses, puisqu’à moins que leur salaire ne suive le rythme de l’augmentation des prix, elle a pour effet de réduire leur pouvoir d’achat. Au Québec, le salaire horaire moyen des employé·es a augmenté de 8,1 % entre juillet 2021 et juillet 2022, mais cette hausse n’avait été que de 1,0 % l’année précédente (et de 3 % en moyenne dans les cinq années qui ont précédé la pandémie). Il faudra voir si cette tendance se maintient et si elle permet le rattrapage qui était nécessaire dans les secteurs à plus faibles salaires.

En revanche, l’inflation a l’avantage de réduire le poids des dettes des ménages et de plomber les revenus qu’en tirent les créanciers. Autrement dit, une inflation modérée peut avoir un effet positif (ou du moins neutre) sur la situation financière de travailleurs et de travailleuses dont l’endettement est une source de profits pour les banques. Elle entraîne aussi une hausse des revenus des gouvernements, qui peuvent utiliser ces fonds supplémentaires pour venir en aide aux ménages. Tant Québec qu’Ottawa ont d’ailleurs réagi dans les derniers mois en procédant à des transferts, quoique pas toujours bien ciblés, aux citoyen·nes comme moyen d’augmenter leurs revenus en cette période inflationniste.

Les retombées de la politique monétaire

Puisque l’inflation s’est installée en dehors de sa cible de 1 % à 3 %, la Banque du Canada a commencé à intervenir – c’est son principal mandat – pour freiner la hausse des prix. Pour ce faire, elle utilise le seul outil dont elle dispose, à savoir le taux directeur. En haussant ce dernier, la banque centrale fait augmenter le coût des emprunts pour les entreprises comme pour les ménages. Elle espère ainsi faire reculer la demande et relâcher la pression sur les prix. Alors qu’il était à 0,25 % en janvier 2022, le taux directeur a été porté à 3,25 % en septembre 2022 et devrait être rehaussé à nouveau dans les prochains mois.

Quel est le problème avec cette stratégie ? D’une part, comme l’action de la banque a un effet sur la demande plutôt que sur l’offre qui, comme nous l’avons vu plus haut, est à l’origine de la poussée inflationniste, l’efficacité de cette stratégie est incertaine. Au moment d’écrire cet article, elle avait commencé à reculer très légèrement pour un deuxième mois de suite, principalement en raison du recul des coûts de l’énergie (et du pétrole en particulier) à l’échelle mondiale. Pour le reste, la hausse des taux s’est jusqu’ici surtout fait ressentir sur le marché immobilier, alors que des données de Desjardins montrent que les ventes et le prix des maisons au Canada étaient en baisse depuis le printemps, particulièrement en Ontario et en Colombie-Britannique.

D’autre part, une hausse prolongée du taux directeur s’accompagne d’un risque non négligeable de provoquer une récession. En effet, si la demande se resserre trop, les entreprises peuvent en venir à reporter des investissements et à embaucher moins, ce qui ferait augmenter le chômage et plomberait le revenu des ménages. L’économiste David MacDonald, du Centre canadien de politiques alternatives, rappelait dans un article paru en juillet dernier que chaque fois que la banque centrale a voulu réduire l’inflation en haussant le taux directeur depuis les années 1960, elle a provoqué une récession, et donc une baisse de l’emploi et une hausse du chômage. Plusieurs autres économistes et analystes ont aussi souligné dans les derniers mois l’existence de ce risque, et ce même chez les économistes orthodoxes.

Combattre les effets de l’inflation

Vu les causes et le niveau actuel de l’inflation, il serait préférable de mettre en place des moyens d’atténuer ses effets sur les ménages. Les entreprises doivent octroyer des hausses de salaire à leurs employé·es pour s’assurer qu’ils et elles ne s’appauvrissent pas en travaillant. Tant que ces hausses couvrent l’inflation, elles ne risquent pas d’y participer, car les salaires ne sont qu’une des dépenses auxquelles les entreprises doivent faire face. Il serait alors difficile pour ces dernières de justifier auprès de leur clientèle des hausses équivalentes du prix des biens ou des services qu’elles offrent.

Les gouvernements disposent pour leur part de plusieurs outils pour soutenir les ménages, particulièrement ceux à faible revenu. Si les aides ponctuelles qui ont été versées dans les derniers mois témoignent du souci des gouvernements d’agir face à la situation, l’absence de solutions plus structurantes participe d’un refus de s’attaquer, à plus long terme, à certains problèmes structurels que l’inflation actuelle met en lumière.

En effet, la paralysie des chaînes d’approvisionnement a mis en évidence la fragilité de nos économies mondialisées et le besoin de relocaliser la production de certains biens essentiels ; la vulnérabilité de l’agriculture aux conditions météorologiques rappelle l’importance de s’attaquer aux changements climatiques, à défaut de quoi le coût du panier d’épicerie pourrait durablement en subir les conséquences ; l’explosion des prix de l’immobilier est le reflet d’un marché peu régulé et de l’échec des gouvernements à protéger le droit au logement ; enfin, les fluctuations des prix de l’énergie rappellent l’urgence de modifier nos modes de transport et de réduire la dépendance à l’automobile et aux combustibles fossiles qui l’alimente.

La question de l’inflation nous rappelle combien les réponses aux problèmes économiques, si elles ne tiennent pas compte des inégalités qui traversent les économies capitalistes, peuvent avoir des conséquences désastreuses sur les salarié·es et les ménages vulnérables. Cette conjoncture particulière met aussi en lumière le rôle évident que peut jouer l’État pour stabiliser l’économie et mieux encadrer les marchés afin de protéger la qualité de vie de la population de manière pérenne.

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