Société
L’immigration au service des entreprises
Sans crier gare, le gouvernement libéral a privatisé une partie du système d’immigration au cours des derniers mois, pour répondre à ce que les milieux d’affaires décrivent comme une pénurie de main-d’œuvre. C’est une nouvelle brèche dans le modèle québécois qui se fait cette fois au détriment des personnes immigrantes et de la cohésion sociale.
Dès les années 1960, les questions d’immigration sont devenues cruciales dans un Québec en pleine mutation. La majorité francophone, subissant de la discrimination structurelle (révélée par la commission Laurendeau-Dunton), cherchait à préserver son poids démographique et linguistique et à assurer son ascension sociale, notamment à travers la modernisation de l’État. C’est dans ce contexte que le ministère de l’Immigration fut créé en 1968.
Ce champ de compétence constitutionnelle était alors entièrement pris en charge par Ottawa. Comme il s’agissait d’une compétence partagée et que le Québec vivait une dynamique d’affirmation nationale, il put accroître peu à peu ses pouvoirs en immigration.
Grâce à l’Entente Cullen-Couture signée en 1978, le Québec pouvait désormais sélectionner les personnes immigrantes de la catégorie économique (composant 70 % de l’immigration). Le système de points mis en place privilégiait les personnes dotées des critères censés correspondre aux besoins de la société (maîtrise du français, éducation, expérience de travail, etc.). Il fallait inverser la tendance d’une immigration moins francophone s’intégrant surtout jusque là au groupe anglo-québécois. L’accord Gagnon–Tremblay–McDougall quant à lui confiait au Québec la pleine responsabilité des services d’intégration et de francisation à partir de 1991.
Le « capital humain »
La politique d’immigration et d’intégration Au Québec pour bâtir ensemble (1990) promouvait l’égalité des chances et la pleine participation, dans tous les secteurs de la société, des personnes issues des minorités ethnoculturelles. L’intégration – impliquant une participation égalitaire – devait être « l’affaire de tous, autant de ceux qui s’enracinent que de ceux qui accueillent ». On encourageait les pratiques interculturelles pour faire tomber les préjugés et la discrimination et pour créer une société inclusive.
Le modèle d’immigration du Québec (du Canada, de la Nouvelle-Zélande, etc.) privilégiait ce que l’on appelait le « capital humain ». On sélectionnait, dans cette optique, les personnes dotées du plus haut niveau sur le plan des diplômes, de la maîtrise du français, etc., selon le principe du « premier arrivé, premier servi ». Celles-ci étaient censées s’intégrer plus aisément au marché du travail et s’adapter à ses fluctuations. Le gouvernement avait ici des visées culturelles, démographiques, économiques, linguistiques et culturelles à long terme ; il ne cherchait pas à répondre immédiatement à la demande de main-d’œuvre des entreprises.
Les années 1990 sont aussi une période de diversification de l’immigration qui, de moins en moins européenne, était davantage africaine, asiatique et sud-américaine. Une immigration plus scolarisée, mais aussi plus « visible ». Même si elle était à haut « capital humain », cette nouvelle immigration racisée rencontrait davantage de barrières à l’emploi et de difficultés économiques (chômage, pauvreté, déclassement social) [1]. D’ailleurs, « le changement dans la composition de l’immigration […] aurait contribué à exacerber les attitudes et pratiques discriminatoires de certains employeurs [2] ». Si les chambres de commerce réclament une immigration importante pour répondre aux besoins de main-d’œuvre, cela n’empêche pas les entreprises de pratiquer tout de même de la discrimination à l’embauche.
Parallèlement à l’immigration économique sélectionnée et permanente, l’immigration temporaire (étudiante ou professionnelle) a crû de manière importante dans les années 1990. Les étudiantes et étudiants internationaux sont alors vus comme une véritable manne – en payant le prix fort pour leurs études – par des universités québécoises en quête de revenus, à l’ère du déficit zéro et de la marchandisation de l’éducation.
Les travailleurs et travailleuses temporaires doivent répondre rapidement, et à moindres coûts, à des besoins ponctuels du marché du travail. Ces personnes sont toutefois traitées comme des citoyen·ne·s de deuxième catégorie, alors qu’elles travaillent à rabais, subissent toutes sortes d’abus et ne jouissent pas des mêmes droits légaux et sociaux que le reste de la société [3]. Elles contribuent pourtant à la société québécoise par leur labeur, leur consommation, leurs taxes et reviennent souvent d’année en année.
La « déclaration d’intérêt »
Les milieux d’affaires et le gouvernement néo-zélandais furent les premiers à évoquer la faillite du modèle étatique fondé sur l’approche du « capital humain », qui serait lent à traiter les demandes d’immigration, ne répondrait pas aux besoins actuels du marché et laisserait sur la touche de nombreuses personnes qualifiées.
La Nouvelle-Zélande (suivie de l’Australie et du Canada) a adopté le modèle dit de la « déclaration d’intérêt » (DI) en 2003, qui intègre l’approche du « capital humain », mais repose surtout sur les besoins actuels de main-d’œuvre. Les entreprises ont alors une influence majeure dans la sélection des personnes immigrantes qualifiées, qui ne sont plus reçues selon le principe du « premier arrivé, premier servi ». Le modèle de la DI contribue donc incontestablement à une privatisation importante du système d’immigration.
À l’été 2018, le gouvernement québécois a emprunté la même voie en lançant la plateforme numérique Arrima, qui vise à « connecter » les personnes immigrantes qualifiées aux entreprises en quête de main-d’œuvre.
Selon le patronat, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée serait criante en région. C’est pourquoi, avec la DI, le gouvernement met aussi l’accent sur la régionalisation de l’immigration. Or, cette approche de l’offre et de la demande est problématique.
On doit constater qu’il y a d’abord une « pénurie d’emplois de qualité, pas de main-d’œuvre », car le problème pour de nombreuses entreprises est « leur modèle d’affaires qui repose sur le cheap labor [4] », notamment dans le secteur des services. Ensuite, « [c]ette vision amène les immigrants et leurs familles à être à la merci des employeurs et des aléas du marché économique. Les champions, ceux qui seront les employeurs gagnants, ont toujours des intérêts particuliers liés au marché. Il faut éviter de leur livrer une main-d’œuvre captive, trop facilement exploitable [5] ».
Vision instrumentale
La nouvelle politique d’immigration et d’intégration Ensemble, nous sommes le Québec (2015) vise aussi la pleine participation des personnes immigrantes dans toutes les sphères de la société. Elle conçoit l’intégration comme un rapport de réciprocité entre l’individu et la société, appelée à devenir plus inclusive, par la sensibilisation ainsi que par la lutte contre le racisme et la discrimination. Elle affirme aussi l’importance de l’égalité réelle pour établir des relations intercommunautaires harmonieuses assurant la cohésion sociale. L’interculturalisme – esquissée dans la politique – exige que la pleine intégration débouche sur une citoyenneté complexe, avec le concours de la collectivité.
Or, la pratique gouvernementale, dans les faits, renvoie plutôt à une intégration limitée à la seule contribution économique des personnes immigrantes, évacuant le discours de la pleine participation, de l’égalité des chances et de la lutte contre le racisme et la discrimination. L’intégration perd alors sa dimension sociale et politique et consiste essentiellement en une insertion économique qui dépend des efforts de la personne immigrante.
Cette approche instrumentale génère un déficit de participation des personnes immigrantes, limitant leur contribution socioéconomique et politique, affaiblissant la cohésion sociale, nourrissant les préjugés, durcissant les inégalités.
Il reste à souhaiter, en conclusion, que le gouvernement actuel mette véritablement en œuvre les principes qui guidaient la dernière politique d’immigration et d’intégration, plutôt que d’être à la seule écoute des intérêts affairistes. L’interculturalisme, en visant la pleine participation des personnes et une meilleure cohésion sociale, est un projet de société exigeant. Or, l’approche économico-centrée de l’ancien gouvernement Couillard le mettait en contradiction avec sa propre politique, tout en marquant une rupture majeure avec le modèle québécois qui se construit depuis les années 1960. Les personnes immigrantes de même que l’ensemble de la population du Québec y perdent au change au seul profit d’une poignée d’entreprises proches des libéraux.
[1] Aline Lechaume et Frédéric Savard, Esquisse du faible revenu chez la population immigrante au Québec, Québec, Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion, 2014.
[2] Julia Posca, Portrait du revenu et de l’emploi des personnes immigrantes, Montréal, IRIS, 2016, p. 10.
[3] Petra Molnar, « Programmes des travailleurs étrangers temporaires du Canada », Encyclopédie canadienne, 2018. Disponible en ligne.
[4] Ianick Marcil, « Pénurie d’emplois de qualité, pas de main-d’œuvre », Le Mouton noir, 18 mars 2018.
[5] Chedly Belkhodja et Michèle Vatz Laaroussi, « Attention au virage économique de la régionalisation », Le Devoir, 14 décembre 2017.