Les cliniques populaires vs les CLSC. Une lutte démocratique

No 076 - oct. / nov. 2018

Mémoire des luttes

Les cliniques populaires vs les CLSC. Une lutte démocratique

Anne-Marie Buisson

Au cours des dernières années, la concentration des pouvoirs décisionnels entre les mains du ministre de la Santé nous a amenés à réfléchir à la place accordée aux usagers et aux usagères dans le système de santé. Un retour historique sur les critiques formulées par les cliniques populaires dans leur lutte pour « la santé du peuple » permet de mieux saisir, aujourd’hui, comment le droit à la santé est directement lié à la démocratisation de sa gestion.

Le développement de ces cliniques fortement politisées s’inscrit dans le mouvement de radicalisation propulsé au début des années 1970 par les centrales syndicales et certains comités de quartiers montréalais. Elles font de la santé et de la maladie des enjeux de rapports de classes qui menacent davantage les travailleurs et travailleuses soumis·e·s aux conséquences physiques que provoque leur exploitation à l’intérieur du système capitaliste et aux inégalités d’accès aux soins que cause la médecine libérale. Elles dénoncent l’exploitation et voient à l’organisation des classes populaires et ouvrières pour « rendre les travailleurs conscients que la santé est liée à la politique et que les maladies sont plus nombreuses chez les exploités que chez les exploiteurs [1] ». Ces cliniques sont à la fois des groupes populaires de services et des organismes de défense de droits.

Ces quelques expériences radicalement démocratiques de prise en charge collective de la santé ont largement dépassé le cadre sanitaire auquel elles étaient préalablement vouées. En effet, les militant·e·s de ces cliniques critiquent le système capitaliste et considèrent que « seul le socialisme, qui place le peuple au centre de ses préoccupations et s’appuie sur lui pour se réaliser, est susceptible de promouvoir une médecine prenant pour objectif la préservation réelle de la santé publique, sans en tirer un profit matériel et sans contrepartie [2] ».

La réforme Castonguay-Nepveu

Après l’adoption en 1971 de la loi 25 sur les services de santé et des services sociaux, le gouvernement du Québec met en place les modalités de la réforme Castonguay-Nepveu. Il souhaite ainsi démocratiser l’accès aux soins de santé, jusqu’alors difficilement accessibles aux classes populaires, et en rationaliser la gestion afin d’en réduire les coûts d’exploitation et d’accroître l’efficacité du nouveau régime [3]. Portée par les principes de gratuité, d’universalité et d’accessibilité, la réforme érige la santé en un droit inhérent à la citoyenneté. L’implantation des centres locaux de services communautaires (CLSC) sur l’ensemble du territoire québécois est l’une de ses pièces maîtresses pour assurer la « porte d’entrée » du système. L’État intervient dorénavant sur deux plans du domaine sociosanitaire : au niveau de la structure de la distribution des soins et du type de médecine pratiquée. Pour implanter ces nouvelles structures, le gouvernement compte d’abord institutionnaliser les groupes communautaires déjà existants afin de profiter de leur expérience et de leurs connaissances du milieu. La majorité accepte de participer à ce processus dans l’espoir d’influencer la forme que prendront les CLSC.

Leur implantation ne se fait pas sans heurts. Les médecins s’opposent avec vigueur (et succès !) à leur salarisation à l’intérieur des CLSC et à l’imposition par l’État de conditions de pratique. Ils mettent sur pied leurs propres polycliniques pour concurrencer les CLSC. Les cliniques populaires qui œuvrent dans les quartiers défavorisés de Montréal depuis la fin des années 1960 voient également d’un mauvais œil l’apparition de ces structures qui menacent directement leur existence. Elles considèrent que le gouvernement procède à cette récupération des pratiques et initiatives communautaires pour les soumettre aux objectifs de l’État. Au début de 1973, quelques cliniques se regroupent en front commun pour procéder à une solide critique des modalités de la réforme selon quatre grands principes.

Le droit à la santé

Selon les cliniques populaires, les mesures mises en œuvre ne peuvent pas constituer un accès égalitaire à la santé dans une société où il existe autant d’inégalités socioéconomiques. La gratuité des soins ne représente que la garantie de pouvoir « réparer » les conséquences du capitalisme sur la santé de la population, desquelles l’État est complice : les mauvaises conditions de travail, la mauvaise alimentation des familles vivant avec un salaire minimum et les mauvaises conditions de logement des bénéficiaires du « minimum vital ».

En reconnaissant le lien entre la maladie, certains facteurs sociaux et les inégalités en matière sociosanitaire, les promoteurs et promotrices de la réforme préconisent une nouvelle approche de santé globale. Celle-ci mise sur la prévention de la maladie chez l’individu plutôt que la prise en charge isolée des symptômes. Cette vision permet également d’intégrer dans la même structure les services sociaux et la pratique médicale. Pour le front commun, cette médecine se réduit à l’immunisation et au dépistage de maladies déjà existantes avant qu’elles ne nécessitent des soins spécialisés. Une véritable prévention implique l’identification et l’élimination des causes de la maladie comme la pauvreté et les mauvais logements. Quant à la médecine sociale, qui tente d’adapter une personne aux conditions de vie qui lui sont imposées, elle l’empêche de constater que les problèmes de santé sont des problèmes communs à sa classe et relègue ainsi à l’individuel des problèmes sociaux plus larges.

La participation et l’organisation du travail

Les cliniques populaires prônent un contrôle exclusif de leur gestion par leurs usagers et usagères pour s’assurer qu’elles servent leurs intérêts. Leurs structures ne comptent que des gens issus des milieux populaires et ouvriers. La composition des conseils d’administration au sein des CLSC prévoit plutôt de réserver cinq sièges sur douze aux représentant·e·s du milieu, tandis que la majorité de l’administration est nommée par le gouvernement. Ce dernier récupère ainsi les efforts et les initiatives des citoyen·ne·s et met les mouvements sociaux sous le joug d’un conseil d’administration « dirigé par des professionnels technocrates formés et habitués de penser et d’agir comme des patrons [4] » pour soustraire aux milieux populaires le contrôle des cliniques qu’ils avaient mises sur pied et restreindre leurs activités contestataires.

Enfin, les cliniques populaires cherchent à établir de nouveaux rapports de travail fondés sur l’égalité des pouvoirs, la coopération et la réduction des écarts salariaux entre les professionnel·le·s et les non-professionnel·le·s. Ces nouveaux rapports passent par une démystification du rôle du médecin et la déprofessionnalisation de certains actes médicaux. On conteste les privilèges qui sont accordés aux médecins à l’intérieur des CLSC concernant leurs salaires, mais aussi par rapport à leur pouvoir au sein du comité consultatif.

Devant son incapacité à trouver des appuis significatifs, le front commun des cliniques populaires est assez rapidement dissous. Tôt ou tard, ces dernières n’ont d’autre choix que de s’intégrer ou de disparaître. La Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles est la première à quitter le front commun pour négocier un statut particulier. Tout en recevant un financement approprié, elle conserve le contrôle de sa structure démocratique, des échelles de salaire et de sa philosophie d’intervention. En 1973, l’assemblée générale de la Clinique des citoyens de Saint-Jacques choisit l’autonomie et évolue en marge de l’État jusqu’au début des années 1980, où les difficultés financières la forcent à accepter l’offre du gouvernement de s’intégrer à ce qui deviendra le CLSC du Plateau-Mont-Royal.

Il peut sembler paradoxal de voir émerger des milieux populaires une critique aussi radicale des modalités d’une réforme qui rend accessibles à tous et toutes les soins de santé et de services sociaux. Pourtant, cette opposition à la loi 25 et ce refus d’adhérer au réseau CLSC s’insèrent dans la lutte beaucoup plus large du droit à la santé et elle est directement liée à la question de la démocratisation de ses pratiques comme de sa gouvernance.


[1Clinique des citoyens de Saint-Jacques, La santé du peuple c’est retable pour quoi ? pourquoi ?, 18 décembre 1972, p. 4.

[2Ibid., p. 5.

[3Frédérick Lesemann, « La prise en charge de la santé au Québec », International Review of Community Development, no 1, printemps 1979, p. 6.

[4Clinique des citoyens de Saint-Jacques, 1972, op. cit., p. 4.

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