Mémoire des luttes
Mai 1972. Insurrection ouvrière à Sept-Îles
En avril 1972, la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Québec mobilise jusqu’à 200 000 syndiqué·es et paralyse la province. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral de Robert Bourassa impose le retour au travail par une loi spéciale, tout en emprisonnant les chefs syndicaux. La réaction des travailleur·euses ne se fait pas attendre et les actions « illégales » se multiplient en mai, dont « l’insurrection ouvrière de Sept-Îles » reste un symbole à ce jour.
Au Québec, les années 1960 sont associées au développement de l’État-providence, mais aussi à la remise en cause de l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les grandes centrales syndicales [1] se montrent insatisfaites du programme social-démocrate provincial et désirent lutter pour de meilleures conditions de travail dans un horizon socialiste. Ces positions radicales s’expriment dans des textes tels que Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971). Dans ce contexte, l’idée d’un Front commun intersyndical fait son chemin, notamment pour unifier les luttes dans le secteur public et parapublic.
L’offensive ouvrière de 1972
Alors que les conflits de travail se multiplient au début des années 1970, les grands syndicats doivent affronter un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa (premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994). La question des salaires en particulier pose problème : entre l’intransigeance du gouvernement et les réclamations syndicales – qui se veulent une simple prémisse à des changements structurels plus profonds –, le conflit devient inéluctable. En janvier 1972, afin d’augmenter leur rapport de force, la CSN, la FTQ et la CEQ s’allient dans un Front commun. Leur principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tous·tes les employé·es du secteur public. Le gouvernement maintient son refus et une grève générale illimitée est déclenchée le 11 avril 1972, qui voit débrayer plus de 200 000 personnes.
Avant même le début de la grève, le gouvernement obtient des injonctions afin de limiter les possibilités d’interruption du travail. Il renchérit le 21 avril en promulguant une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d’imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic si aucune entente n’est trouvée avant le 1er juin. De lourdes sanctions sont également prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier. Revanchard, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient appelé à ne pas respecter les injonctions d’avril : le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison. Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier, qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. C’est dans ce cadre qu’a lieu « l’insurrection ouvrière de Sept-Îles ».
La révolte de Sept-Îles
En avril, la grève générale ébranle Sept-Îles comme le reste de la province : la ville, en partie bloquée, vit au rythme des réunions du comité de grève, en cherchant à inscrire son combat dans une perspective politique plus large, à travers notamment Le Piochon, journal des grévistes. Les travailleur·euses de la ville votent pour la poursuite du débrayage malgré le Bill 19 et sont déçu·es de la décision des directions syndicales d’arrêter la grève le 21 avril. Iels continuent donc leurs moyens de pression jusqu’à ce qu’une nouvelle grève soit déclenchée en réaction à l’enfermement des leaders syndicaux. Le 9 mai en fin de journée, les travailleurs de la construction (affiliés à la FTQ) ferment le chantier « Mille 3 » et manifestent devant le Palais de justice pour dénoncer le sort des chefs des centrales. Plus de 300 personnes se réunissent dans une ambiance tumultueuse : la rue principale est bloquée et des vitres volent en éclat, mais la police n’ose pas intervenir. Une seconde manifestation a lieu le même soir à l’initiative des travailleur·euses du secteur public, noyau dur de la grève d’avril : cette fois la police attaque, blesse plusieurs personnes et procède à dix arrestations.
Le lendemain matin, les « gars de la construction » reprennent l’initiative. Ils commencent par fermer les chantiers, puis bloquent les lieux de travail des ouvrier·ères du secteur public, facilitant grandement la reprise de leur débrayage. Le mouvement est suivi par les employé·es de la municipalité. Surtout, les deux entrées de la 138 – seule route donnant accès à la ville – sont condamnées par des camions, des barrages renforcés par des tranchées durant la journée. Les mineurs choisissent d’intégrer le mouvement de grève, rejoints par les « métallos » de toute la Côte-Nord. À 10 h se tient une grande assemblée à l’aréna, où plus de 800 travailleur·euses décident de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Vers midi, un groupe de syndiqué·es occupe le poste de radio de CKCN, prenant le contrôle des ondes : il n’est plus diffusé que des textes et communiqués syndicaux, ainsi que des chansons québécoises et françaises. En après-midi, une foule entoure le Palais de justice, protégé par la quarantaine de policiers que compte la municipalité. La bataille commence : pierres et cocktails Molotov contre gaz lacrymogènes. La victoire des manifestant·es est rapide et vers 16 h, les policiers cessent le combat et s’enferment dans le Palais de justice. On proclame alors la ville « sous le contrôle des travailleurs ».
Malheureusement, l’euphorie est de courte durée. Vers 17 h, un antisyndicaliste ivre décide de foncer dans la foule avec sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un ouvrier, Hermann St-Gelais. Le meurtrier est remis aux policiers séquestrés alors que l’hôpital est réouvert pour soigner les blessé·es. Le lendemain, à l’aréna, une assemblée populaire d’environ 4000 personnes élit un comité de coordination. Le comité entre en négociation avec les autorités municipales qui acceptent d’envoyer un télégramme à Robert Bourassa lui demandant d’abroger le Bill 19 et de libérer les chefs syndicaux, de laisser le poste de CKCN à la disposition des travailleur·euses et d’exiger la fermeture de tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Mais le rapport de force s’inverse rapidement entre les autorités et les grévistes : les barrages ont été levés, la police locale – appuyée par la Sûreté du Québec – reprend peu à peu le contrôle de la ville et les travailleur·euses ne peuvent se réunir à l’aréna le 14 mai. Dans l’impossibilité d’agir, les ouvrier·ères reprennent le travail entre le 15 et le 18 mai, dans le désarroi et l’amertume. Alors que les grévistes de Sept-Îles ont été les premier·ères à relancer le débrayage en mai, iels sont aussi les dernier·ères à capituler.
À la suite de la défaite du mouvement autonome de mai, le Front commun se désagrège peu à peu, avec des scissions au sein même des centrales syndicales. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, a repris le contrôle des évènements et impose, à l’été et à l’automne 1972, une série de conventions négociées par secteur, affrontant dorénavant un ennemi désuni. Malgré cela, le Front commun de 1972 et en particulier les actions « illégales » de mai n’auront pas été en vain : c’est au courant de cette même décennie que les conflits de travail seront les plus nombreux et les plus offensifs au Québec, autant dans le secteur public que dans le secteur privé. L’exemple de Sept-Îles aura aussi ouvert un nouvel horizon pour les travailleur·euses d’ici : la possibilité d’occuper et d’autogérer sa ville.
[1] Notamment la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ).