La fine frontière entre investigation et complotisme

No 92 - été 2022

Médias

La fine frontière entre investigation et complotisme

Philippe de Grosbois

Quand quitte-t-on le questionnement légitime sur les rouages du pouvoir pour verser dans la recherche disjonctée d’un ordre occulte gouvernant secrètement nos existences ?

La distinction est plus complexe à opérer qu’il n’y paraît, parce que la logique investigatrice et la logique complotiste ont de nombreux points en commun. Les conspirationnistes ne sont pas les seul·es à « faire leurs recherches » : les journalistes et les scientifiques le font aussi. Dans tous ces cas, on travaille à partir d’informations ou de données parfois intrigantes, voire déroutantes, auxquelles on cherche à donner un sens.

Les apparentes similitudes entre science, journalisme et complotisme sont d’autant plus troublantes lorsque ces regards se penchent sur le pouvoir ainsi que les lieux et procédés à travers lesquels il s’exerce. Cette investigation est généralement motivée par le désir de mettre en lumière des mécanismes et processus déterminants, mais qui échappent aux regards peu attentifs. Toutes ces démarches sont animées par un idéal : celui de dépasser les évidences trompeuses, de faire avancer la connaissance et d’informer la population, dans l’espoir que celle-ci prenne de meilleures décisions.

Malgré ces ressemblances frappantes, il est possible d’établir des distinctions entre une investigation rationnelle et une quête fabulatrice. Le discours dominant à l’heure actuelle insiste beaucoup sur l’importance de certaines qualités individuelles pour ce faire (comme le dit la populaire formation sur les médias, il faut prendre « 30 secondes avant d’y croire » : vérifier la source d’une information, évaluer sa crédibilité, ou autrement dit... faire ses recherches !). Il est vrai qu’un esprit investigateur posé sait non seulement douter des évidences apparentes, mais dispose aussi de la capacité d’accepter des faits venant contredire ses intuitions et valeurs. Tout cela suppose humilité et capacité d’adaptation.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la recherche d’information et de connaissances est aussi une démarche collective. Même les personnes dotées de la plus grande ouverture et des capacités analytiques les plus poussées ont leurs angles morts ; c’est pourquoi des balises institutionnelles sont également essentielles. En d’autres termes, ce qui amène des individus à déraper vers le complotisme, ce n’est pas forcément le manque d’éducation, la paresse ou de faibles facultés cognitives, mais souvent le manque de garde-fous collectifs venant jeter un éclairage critique sur les réflexions individuelles, comme la rétroaction des pair·es, par exemple.

Ce retour critique ne doit pas être confondu avec le fan club que des intervenant·es peuvent développer, et qui peut au contraire les mener dans une voie aux conclusions de plus en plus fantasmagoriques. À cet égard, il est frappant de constater que plusieurs leaders complotistes contemporain·es sont issu·es d’une certaine culture du vedettariat. On y trouve notamment des artistes dont la carrière semble sur le déclin, mais aussi des influenceur·euses qui sont d’abord intervenu·es dans d’autres domaines (la croissance personnelle, la comptabilité, etc.). On peut donc supposer que la recherche d’attention, de validation et de revenus par la performance prend le dessus sur la quête plus posée de la vérité, d’autant plus que l’expérience médiatique a permis de développer des habiletés supplémentaires pour sortir du lot.

Médias sociaux et médias traditionnels

Le renforcement par les fans est présent tant dans les médias dits traditionnels que sociaux, mais ces derniers instaurent une dynamique passablement inédite, notamment parce qu’elle donne à un nombre inédit de personnes l’opportunité de cultiver un public de fidèles. Dans un écosystème médiatique où la distinction entre émetteurs et récepteurs s’embrouille, il devient même plus difficile de départager qui propage et qui ingère la thèse complotiste. Un exemple particulièrement fort – et tragique – de ce phénomène est celui de Bernard Lachance. Chanteur ayant brièvement percé aux États-Unis, Lachance a adhéré à des thèses conspirationnistes sur les pharmaceutiques après avoir attrapé le VIH. Encouragé à refuser sa médication par des « thérapeutes » charlatans, il a développé un auditoire important sur YouTube avant de décéder de la maladie en mai 2021 (son compte YouTube a depuis été supprimé).

Le cas de Lachance, à la fois manipulé et manipulateur, illustre bien le concept de propaganda feedback loop, ou boucle de rétroaction propagandiste, développé par Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts (référence en encadré). Selon ces chercheurs, une communauté médiatique et politique glisse dans une réalité alternative par la contribution de plusieurs acteur·trices : politicien·nes de droite dure, médias démagogues et auditoire/électorat ont tou·tes un rôle actif. Ils et elles entretiennent la boucle et se renforcent mutuellement dans leurs convictions délirantes.

Au-delà des médias sociaux, il est clair que les balises institutionnelles que se sont données les milieux scientifique et journalistique limitent grandement ces risques de dérapage. Cependant, ces digues ne sont pas à toute épreuve. Des effets de conformisme de groupe peuvent se développer si de nombreux membres du milieu partagent les mêmes biais en raison de leurs origines sociales et économiques, par exemple. Aussi, et plus spécifiquement dans le cas du journalisme, puisque les médias d’information sont davantage intégrés à une logique capitaliste d’accaparement de l’attention, cela peut inciter à assouplir les normes et à accélérer les procédures de contre-vérification au profit d’une logique sensationnaliste. C’est ainsi que Christian Rioux et Mathieu Bock-Côté peuvent sans problème développer leurs thèses complotistes sur le péril islamiste ou le grand remplacement sans être sérieusement embêtés, puisqu’ils génèrent des clics (et donc, des revenus) pour les médias qui les emploient.

Autrement dit, il serait trop simple et trop confortable de distinguer l’investigation du complotisme en se disant : si on est journaliste, scientifique ou universitaire, on est dans l’investigation ; et si on est youtubeur ou militante, on est à risque de complotisme.

Le complotisme centriste, ce grand oublié

De la même manière, il n’est pas satisfaisant de se représenter le complotisme comme un phénomène qui germe uniquement aux extrêmes (de gauche ou de droite). Selon le lieu commun actuellement en vogue, notre époque est caractérisée par la polarisation. Ce mot-valise extrêmement vague sous-entend que le centre politique serait le gardien de la modération, du pragmatisme et de la rationalité, et que le conspirationnisme serait le problème de marges radicalisées, promues de manière disproportionnée par les algorithmes des médias sociaux.

Le concept de polarisation tend à suggérer que le centre ne pourrait jamais être radicalisé ou déraper vers le complotisme. Pourtant, plusieurs exemples nous montrent que les choses ne sont pas si simples. Il y a à l’heure actuelle plusieurs complotismes socialement acceptables, mis de l’avant tant par des médias dits respectables que par des acteur·trices politiques majeur·es. Suite à l’élection de Donald Trump en 2016, plusieurs médias ont entretenu l’idée non seulement que la Russie était intervenue dans la campagne présidentielle (ce qui est avéré, bien que les sommes investies sur les médias sociaux semblent plutôt minimes), mais aussi que Vladimir Poutine contrôlait Trump comme une marionnette. En effet, des médias d’envergure laissaient entendre que Poutine avait en sa possession un pee tape : en 2013, Trump alors en visite à Moscou, aurait demandé à deux femmes d’uriner sur le lit d’une chambre d’hôtel où les Obama avaient déjà dormi. Tout cela aurait été filmé par les services secrets russes, permettant à Poutine de contrôler Trump. L’animatrice vedette de MSNBC Rachel Maddow y a consacré un segment de 12 minutes, sans jamais offrir de preuve tangible (référence en encadré).

Plus près de nous, la longue saison de la chasse au « wokisme » me semble un autre cas exemplaire. Une large part du discours ambiant sur cette question peut se résumer ainsi : nos institutions (particulièrement l’université et les médias), qui tentent d’offrir des débats rationnels et ouverts sur tous les sujets, sont menacées par des militant·es nourri·es par des thèses liberticides états-uniennes et non occidentales et qui ont réussi à berner, voire intimider des gestionnaires complaisant·es. Des cas anecdotiques ou exagérés (une manifestation devient une tentative d’annulation, par exemple) issus de revendications de personnes racisées sont transformés en menace à la bonne marche de l’idéal civilisationnel occidental. La fameuse thèse complotiste selon laquelle « on ne peut plus rien dire » suggère que plusieurs sphères de la société sont sous l’emprise d’une gauche dévoyée et autoritaire, ce qui menace notre identité et nos valeurs. En France, on ne mâche pas ses mots et on parle ouvertement d’islamogauchisme, terrible écho à la paranoïa contre le judéobolchévisme dans les années 1930. Pourtant, cette lecture fantasmée de la réalité n’est appuyée sur à peu près aucune étude sérieuse.

La croisade anti-woke a d’ailleurs plusieurs similitudes frappantes avec la « crise des accommodements raisonnables » que le Québec a connue en 2006 et 2007. Dans les deux cas, on a présumé que des personnes de pouvoir (dans ce cas-ci, le système de justice) avaient contribué à pervertir nos institutions en se laissant manipuler par les arguments sournois de cette minorité présumée étrangère. Toutes les cases du classique complotisme réactionnaire peuvent être cochées, mais non seulement cette thèse est rarement fact-checkée de façon sérieuse, elle n’est à peu près jamais nommée comme conspirationniste. Elle fait partie du débat public raisonnable et raisonné.

Conspirationnisme ou critique du système ?

On peut aussi déconstruire cette idée selon laquelle un complotisme malsain émerge nécessairement des extrêmes en observant les tractations que les forces de gauche tentent pour leur part d’exposer. Si des délires conspirationnistes d’extrême gauche sont certes possibles (et présents dans les mouvances contemporaines, quoique de manière très minoritaire), les principaux complots que la gauche contemporaine cherche à éclairer ne sont pas farfelus, mais documentés par un travail considérable d’investigation. Pensons par exemple à la place des grandes entreprises dans les négociations opaques d’accords de libre-échange ou aux brevets concédés aux pharmaceutiques qui empêchent la majorité de la planète d’être pleinement vaccinée contre la COVID-19. En toute rigueur, il s’agit ici davantage de logiques structurelles que de complots tissés par des individus malveillants, mais la gauche, même « extrême » ou radicale, mène bel et bien un travail d’investigation de décisions que les élites politiques et économiques prennent à l’abri des regards, décisions qui nuisent indéniablement au bien-être de la majorité.

On voit bien en quoi l’obsession centriste pour la polarisation est néfaste pour la critique de gauche : la critique structurelle de l’exploitation et de la domination y apparait équivalente aux thèses loufoques cachant mal leur intolérance ou leur haine. Par exemple, les railleries à l’égard du Deep State, cet État profond qui gouvernerait les États-Unis selon les adeptes de QAnon, écartent du même coup les critiques de la surveillance étatique de citoyen·nes par la National Security Agency et ses alliés. Pourtant, ces analyses et revendications reposent notamment sur la solide documentation fournie par le lanceur d’alerte Edward Snowden.

Par conséquent, si on souhaite départager l’investigation légitime du conspirationnisme parano, il importe de faire preuve de beaucoup plus de minutie et de nuances que ce qui prédomine dans les débats publics contemporains. Ces distinctions dépendent aussi de rapports de classe et de logiques de pouvoir. Rapports de classe, parce que les thèses complotistes qui font l’objet d’enquêtes sont rarement celles propagées par les personnes disposant d’un fort capital culturel et symbolique. Et logiques de pouvoir, parce que le discrédit ou l’indifférence à l’endroit d’une thèse complotiste permet aussi d’écarter l’idée que les puissants n’ont pas notre intérêt à cœur et de laisser entendre que le système fonctionne bien tel qu’il est.

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Pour aller plus loin

Sur le travail « d’investigation » des platistes : Daniel J. Clark, Behind the Curve, Delta-v Productions, 2018, 95 minutes.

Yochai Benkler, Robert Faris et Hal Roberts, Network Propaganda. Manipulation, Disinformation and Radicalization in American Politics, New York, Oxford University Press, 2018.

Brigitte Noël et Emmanuel Marchand, « Derniers jours de Bernard Lachance : de l’eau salée pour soigner l’ex-chanteur », Radio-Canada.ca, 2 juin 2021. Disponible en ligne.

MSNBC, « Prostitutes, Hidden Hotel Camera’s : Familiar Putin Tools », YouTube, 18 janvier 2017.

Maryse Potvin, Crise des accommodements raisonnables. Une fiction médiatique ?, Outremont, Athéna éditions, 2008.

Valentin Denis, « L’agitation de la chimère “wokisme” ou l’empêchement du débat », AOC media, 27 novembre 2021. Disponible en ligne.

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