Regards féministes
Le blanchiment du mouvement #MoiAussi
Le mot-clic #MeToo est devenu un mouvement international ayant transcendé les frontières des États-Unis et du Web. Après des millions de partages et des poursuites en diffamation contre les dénonciatrices, il y a lieu de se questionner sur l’invisibilisation de femmes noires et racisées qui sont à l’origine de ce mouvement.
En 2006, une organisatrice communautaire, militante et survivante afro-américaine du nom de Tarana Burke lance la campagne #MeToo sur la plateforme MySpace. Sa campagne vise les femmes et les filles noires issues de quartiers défavorisés aux États-Unis. Son initiative est née du regret de n’avoir pu dire « moi aussi » à Heaven, une survivante noire âgée de 14 ans lui ayant fait une confidence près d’une décennie plus tôt. C’est qu’Heaven était une survivante de violences sexuelles, comme Burke. La petite lui a affirmé se faire agresser par le conjoint de sa mère. Ainsi, la campagne Me Too est née du regret de n’avoir su comment accueillir ce secret.
Les femmes noires ont toujours été à l’avant-garde de grands bouleversements politiques, sociaux et intellectuels. Parmi ces pionnières d’avant l’heure, je pense à la dénonciation pour harcèlement sexuel de la juriste Anita Hill contre son ancien patron Clarence Thomas en 1991 ou encore à celle de la femme de chambre du Sofitel de New York, Nafissatou Diallo, qui en 2011, a accusé l’ancien patron du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn (DSK) de viol.
La campagne #MeToo de 2006 n’était pas destinée, à l’origine, à faire tomber des hommes puissants. Elle se voulait un mouvement de sororité par, pour et avec les femmes et les fillettes noires, celles qu’on ne voit pas et que l’on n’écoute pas, même si elles résistent de manière ingénieuse aux violences dont elles sont quotidiennement la cible.
Invisibilisation, appropriation et effacement
Quinzième jour d’octobre 2017. Quelques jours se sont écoulés depuis la publication de deux enquêtes du New York Times et du New Yorker concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein [1]. Ce dernier a acheté le silence de près d’une centaine d’actrices hollywoodiennes, majoritairement blanches [2], pour taire les décennies de harcèlement, d’agressions sexuelles et de viols qu’il a commis à leur endroit. L’actrice américaine Alyssa Milano décide alors de publier le message suivant sur la plateforme Twitter « If you’ve been sexually harassed or assaulted, write ‘me too’ as a reply to this tweet ». Milano reconnaîtra d’ailleurs très rapidement l’idée
de Tarana Burke lorsqu’on lui fera remarquer qu’elle n’était pas la première à employer ce mot-clic pour traiter de l’enjeu des violences sexuelles. Néanmoins, un peu malgré elle, le mal était fait.
Cette fâcheuse tendance à invisibiliser les luttes des femmes noires et racisées n’a absolument rien de nouveau. La sociologue et professeure à l’Université de Montréal Sirma Bilge parle du « blanchiment de l’intersectionnalité » pour expliquer la manière dont l’institutionnalisation de cette théorie, qui émane d’une praxis militante ancrée dans la justice sociale des communautés racisées, l’a en fait dépolitisée et dénaturée de son sens premier. Le mouvement #MeToo s’est lui aussi blanchisé. En effet, ce n’est que lorsque des dénonciations ont été portées par des femmes blanches, célèbres et correspondant aux standards de beauté occidentaux promus par Hollywood que le monde a tourné la tête pour porter écoute et reconnaître la pandémie fantôme que constituent les violences sexuelles dans notre société et dans notre monde.
Rendre justice
Mon travail, en tant que doctorante, chercheuse et bientôt auteure publiée, est de tenter de rendre justice aux femmes de l’invisible, à celles que l’on ne voit pas sur les plateaux de télévision, à celles qui n’écrivent pas de livres et de chroniques – car oui, il s’agit là d’un privilège – à celles perçues comme étant trop folles, pas assez respectables pour être crues, vues, entendues, validées et soutenues. À celles qui portent notre monde à bout de bras, tant de façon matérielle que symbolique, à celles qui révolutionnent notre univers sans que jamais on ne leur dise merci, sans que jamais qu’on leur en donne le crédit.
Une praxis militante éthique et féministe se doit d’être ancrée dans la réflexivité, et ce, en tout temps. Savoir quand parler, s’il est pertinent de le faire, et sur la manière de le faire sont des questionnements qui doivent faire partie de la boite à outils de toutes les chercheuses et militantes qui se réclament de l’intersectionnalité, du féminisme et de #MeToo. À l’heure des controverses sur la liberté d’expression et académique, il faudrait commencer à parler de responsabilité d’expression et académique. Faire la promotion d’une humilité assumée. Car avec tout droit viennent des devoirs.
La banalité avec laquelle nous sommes effacées et invisibilisées à chaque idée de génie est une histoire déjà trop vue, trop connue et routinière. Au bout du compte, ne pas reconnaître que les femmes noires ont fortement contribué à la genèse du raz-de-marée #MeToo constitue une couche de violence parmi tant d’autres.
Je termine l’écriture d’un essai à paraître prochainement aux Éditions du remue-ménage sur ces enjeux. Mon projet de thèse doctoral à l’Université d’Ottawa, débuté en 2019, porte également sur le mouvement #MoiAussi du regard de femmes afrodescendantes au Québec.
[1] Weinstein a été reconnu coupable en 2020. Il a reçu une sentence de 23 ans de prison qu’il est en train de purger.
[2] Parmi les victimes de Weinstein, on compte Lupita Nyong’o et Salma Hayek. Weinstein a d’ailleurs nié les violences commises qu’à l’endroit de toutes ces deux femmes, qui sont deux femmes racisées.