Politique
Projet de loi 2 : les corps trans contre l’État
La reconnaissance identitaire est un des points centraux des militances trans et non binaires contemporaines. Rien de surprenant quand on sait le temps que nous mettons chaque jour à négocier nos identités avec les institutions et les personnes cis [1]. Mais la récente lutte contre le projet de loi n°2 nous enseigne les limites d’une approche minoritaire et nous invite à remettre le corps au centre de notre projet politique.
Le 28 janvier 2021, le juge Gregory Moore de la Cour supérieure du Québec invalidait l’article 71 du Code civil du Québec – qui détermine les conditions du changement de mention de sexe à l’état civil – et certaines dispositions s’y rapportant. Des mois plus tard, en réponse à ce jugement, Simon Jolin-Barrette présentait son projet de loi no 2, soulevant l’ire des militant·es trans, non-binaires et intersexes.
Le juge Moore s’en prenait notamment aux restrictions imposées aux personnes mineures ou non citoyennes et à l’impossibilité pour les personnes non binaires d’être identifiées autrement que comme « masculin » ou « féminin » au registre de l’état civil, ou comme « père » et « mère » sur l’acte de naissance de leur enfant. Estimant qu’il était peu à propos de rayer complètement l’article de loi, il a laissé le soin au législateur de corriger ces aspects discriminatoires. Il a accordé le reste de l’année civile au gouvernement pour présenter son projet de loi.
Si le gouvernement a rapidement annoncé faire appel de la portion du jugement concernant les mineur·es, il a tardé à présenter une pièce législative pour répondre aux discriminations reprochées. Ce n’est que le 21 octobre dernier que Simon Jolin-Barette a présenté son projet de loi de plus de 110 pages. Il contenait la réponse du gouvernement au jugement Moore, intégrée à une ambitieuse réforme du droit de la famille.
Malgré les prétentions du ministre de la Justice, il est difficile de voir un lien direct entre ce texte et celui du jugement de la Cour supérieure. Ce qui en théorie ne devait être qu’une formalité s’est transformé en attaque frontale contre la communauté trans et les personnes intersex(ué)es [2]. Avec appréhension, les communautés trans, non binaire et intersexe ont constaté un retour brutal à la politique génitaliste de l’État, abandonnée depuis la mise à jour du Code civil en 2015. En effet, un des points majeurs du projet de loi 2 est de restaurer de façon intégrale le texte de l’article 71 tel qu’il a existé entre 2004 et 2015 en exigeant « des traitements médicaux et des interventions chirurgicales impliquant une modification structurale [des] organes sexuels et destinés à changer [les] caractères sexuels apparents de façon permanente » pour autoriser un changement de la mention de sexe.
La construction juridique d’une minorité
Le régime de changement de la mention de sexe à l’état civil hérite de la Loi sur le changement de nom et d’autres qualités de l’état civil, en vigueur de 1978 à 1994, et qui a par la suite été intégrée au Code civil à travers l’article 71. Cet article est demeuré presque inchangé jusqu’en 2015 (hormis le retrait de l’exclusion des personnes mariées avec la légalisation du mariage entre conjoint·es de même sexe en 2004). Sous ce régime, l’existence des personnes trans est conditionnelle à la légitimité de leur condition médicale, attestée par des spécialistes et résolue par « l’opération », qui leur permet de réintégrer la binarité sexuelle prévue dans la loi. Évidemment, nombre de personnes trans ne pouvaient se prévaloir des dispositions prévues à l’article 71, comme les travailleuses du sexe, les personnes non binaires ou ne désirant simplement pas transitionner médicalement [3].
Depuis 2015, c’est plutôt ce que Florence Ashley nomme le « modèle minoritaire » qui prévaut. Lae bioéthicien·ne et juriste indique avec justesse que ce régime vient marquer les personnes trans comme minorité et leur accorde des protections basées sur leur identité. Ainsi, dans le Code civil, c’est l’auto-identification qui forme le critère central de la légitimité d’une demande de changement de mention de sexe. De façon analogue, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne a été amendée en 2016 pour inclure l’identité et la présentation de genre comme motifs interdits de discrimination. Il va sans dire que cette protection n’a pas été adoptée pour protéger les femmes cis de la discrimination à l’embauche, puisqu’elles étaient déjà protégées par le motif du sexe. Cet écart de traitement fait apparaître les personnes trans et non binaires dans la loi comme minorité définie par son identité de genre. Les personnes cis, elles, ne sont pas spécifiées et existent toujours à travers la notion de sexe. Elles sont apparemment dénuées de genre.
Le projet de loi 2, dans sa mouture initiale, poussait cette logique encore plus loin. Pour justifier le retour de l’exigence de chirurgie pour le changement de la mention de sexe, le gouvernement prévoyait la création d’une mention de genre distincte. Ainsi, un·e enfant se serait fait attribuer un sexe à la naissance, mais aurait pu substituer cette mention par une mention de genre plus tard dans sa vie selon l’évolution de son identité.
Ensuite, l’État reconnaissait aussi légalement l’existence des personnes intersex(ué)es en assignant aux enfants dont la configuration génitale ne se conforme pas au modèle sexuel binaire la mention « indéterminé ». Dans le projet de loi 2, l’identité de genre était utilisée comme levier pour renforcer un modèle sexuel binaire, auquel les corps intersexués apparaissent comme une gênante exception. En attribuant la mention « indéterminé », l’État se gardait de remettre en cause la binarité sexuelle et donnait à ces personnes (ou plus souvent à leurs parents) la charge de déterminer si elles possédaient un « sexe » ou un « genre » en recourant respectivement à une chirurgie ou à l’attribution d’une mention de genre [4]. Sous ce régime, toutes les personnes intersex(ué)es devenaient de facto trans.
Si ces dispositions ont été abandonnées par le gouvernement à travers des amendements substantiels au projet de loi 2, la distinction entre sexe et identité de genre demeure. Le Code civil spécifiera désormais que la mention de sexe ne représente toujours que le sexe assigné à la naissance ou l’identité de genre. Concrètement, cela signifie que les documents de l’état civil indiqueront toujours « sexe », mais si le document a été modifié après la naissance, cette mention désignera plutôt l’identité de genre de la personne.
Le corps d’abord
Quelques semaines seulement après le dépôt du projet de loi, le ministre Jolin-Barrette avait promis de présenter des amendements au texte lors de l’étude détaillée. À bien des égards, le projet de loi était devenu gênant pour le gouvernement face à la réponse d’opposition unanime du mouvement LGBTQIA2S+, confirmée lors des audiences publiques tenues du 30 novembre au 3 décembre dernier.
Après plusieurs décennies à défendre une stratégie politique principalement identitaire qui supportait le modèle juridique minoritaire, les militant·es se sont trouvé·es devant un choix tactique surprenant. Devant la Commission des institutions, les intervenant·es du milieu se sont succédé·es pour défendre la mention de sexe telle qu’elle existe actuellement. Plutôt qu’un changement de cap, cette stratégie témoigne d’un consensus croissant à l’effet que la distinction entre un genre social et un sexe biologique est sans fondement scientifique et qu’elle est potentiellement nuisible pour les membres de la communauté.
Pour les personnes intersexuées en particulier, la violence sexiste s’inscrit dans le corps et c’est de cette posture qu’émerge l’identité intersexe. Pour reprendre les termes utilisés par Janick Bastien-Charlebois lors de ces consultations, « intersexe ne renvoie pas à l’identité de genre, mais à une expérience d’invalidation du corps sexué de naissance ». Cette perspective est cruciale pour comprendre comment nos pratiques militantes ne peuvent se limiter à des revendications identitaires sans porter préjudice à notre sécurité et à notre intégrité corporelle.
La reconnaissance et la valorisation des identités est évidemment importante pour les minorités sexuelles et de genre, mais elle ne peut prendre toute la place. L’expérience trans aussi renvoie à l’invalidation du corps sexué. Pour les personnes intersex(ué)es, ce corps est nié sur la base de ce qu’il est / est devenu, pour les personnes trans sur ce qu’il est / a été. Par exemple, quand les personnes intersexes militent contre les mutilations génitales, les spécialistes leur opposent le taux de satisfaction élevé aux interventions médicales non consenties. Quand ce sont les personnes trans qui militent pour l’accès à des soins transaffirmatifs, les médecins évoquent le potentiel regret des interventions désirées, malgré des taux de satisfaction élevés. Ces réalités ne doivent pas être réduites l’une à l’autre, mais elles engagent de puissants mécanismes médicaux et légaux analogues.
Pour un mouvement transféministe
Replacer le corps au centre des préoccupations du mouvement trans permet non seulement de tisser des solidarités avec le mouvement intersexe, mais également avec les mouvements antiraciste, féministe, anticapacitiste et décolonial. En fait, ces préoccupations prises dans leur ensemble doivent être centrales si l’on veut tenir compte de la complexité et de la diversité de nos communautés. Après tout, ce n’est peut-être pas un hasard si le premier manifeste transféministe a été écrit par une travailleuse du sexe racisée, intersexe et handicapée.
Il y a lieu de se demander ce que le jugement Moore aura apporté aux personnes trans, non binaires et intersexes après sept ans de procédures judiciaires. Il est encore difficile d’en évaluer les impacts, mais il est certain qu’il aura offert une opportunité sans précédent à un gouvernement populiste et conservateur de se faire du capital politique à notre dépend.
Avoir une approche transféministe aujourd’hui demande d’être résolument intersectionnel·le. Cela demande de lutter pour la sécurité et l’intégrité des personnes trans dans tous les aspects de nos vies. Nos considérations doivent s’étendre de la décriminalisation du travail du sexe à l’abolition de la police, en passant par la restitution des territoires autochtones et la construction de logements sociaux, parce que nous sommes de tous ces horizons et que de ces luttes émergent de meilleures perspectives pour toutes les personnes trans et non binaires. La lutte contre le projet de loi 2 nous démontre que nous ne pouvons plus attendre l’avancée inexorable du progrès et que nous devons prendre le contrôle de notre agenda politique.
Notre statut de minorité protège nos identités. Mais nos corps, eux, sont toujours menacés.
Pour aller plus loin
Florence Ashley, « L’in/visibilité constitutive du sujet trans : l’exemple québécois », Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société, 2020, vol. 35, n°2 p. 317-340
Janik Bastien-Charlebois, « Femmes intersexes : sujet politique extrême du féminisme », Recherches féministes, 2014, vol 27, n°1, p. 237-255
Emi Koyama, The Transfeminist Manifesto, 2001. Disponible en ligne.
[1] Forme inclusive de cisgenre/cissexuel. Analogue à trans, personne non trans.
[2] J’emprunte cet usage à Janick Bastien-Charlebois, professeure de sociologie à l’UQAM, afin d’inclure les personnes intersexuées (possédant des caractéristiques sexuelles non réductibles aux normes binaires) et les personnes intersexes, ces dernières adoptant une posture identitaire affirmative.
[3] Dr. Pierre Assalian, psychiatre et chef de l’unité des dysfonctions sexuelles de l’Hôpital général de Montréal, affirmait en juillet 1998, dans une entrevue pour La Presse, qu’il refusait de traiter « les homosexuels efféminés, les travestis, les hermaphrodites, les psychotiques convaincus qu’ils sont dans un corps différent, les prostitués, etc. » Le cas de Micheline Montreuil est aussi particulièrement parlant. En 2002, cette dernière n’a obtenu de la Cour d’appel que l’ajout de son prénom choisi entre ses deux prénoms masculins donnés à la naissance, après plus de trois ans de procédure judiciaire. Le changement de mention de sexe lui a été refusé parce qu’elle ne désirait pas de chirurgie génitale. Elle est systématiquement mégenrée tout au long de la procédure judiciaire.
[4] Il est important de mentionner que la binarité sexuelle est déjà imposée sur les personnes intersexes par la médecine à travers des chirurgies assimilables à de la mutilation génitale. Selon des informations obtenues par Manon Massé sous la loi sur l’accès à l’information, la RAMQ a remboursé, entre le 1er janvier 2015 et le 31 janvier 2020, 1385 chirurgies génitales effectuées sur des mineur·es de moins de 14 ans, soit avant l’âge de consentement médical.