Dossier : Côte-Nord - Nitassinan / Territoires enchevêtrés
Protégeons la terre et les sites naturels sacrés innus
Nakatuenitetau assi kie katshitimauenitakuat innu assia
UAPASHKUSS – qui signifie ourson blanc en innu-aimun – est un groupe autochtone basé à Uashat mak Mani-Utenam. Composé de guides spirituel·les et d’aîné·es, le collectif œuvre avec des ressources et savoirs innus à la protection de sites sacrés sur le territoire ancestral, mais aussi à la transmission du patrimoine culturel [1].
Les peuples et communautés autochtones entretiennent depuis longtemps des relations avec la nature, fondées sur des systèmes de connaissances et des pratiques qui reconnaissent et respectent l’environnement spirituel dans lequel ils vivent. Ils ont attribué une signification particulière à des zones naturelles spécifiques comme les montagnes, les rivières, les lacs et les forêts, conformément à leurs croyances [2]. Les « zones de terre ou d’eau ayant une profonde importance spirituelle pour les peuples et les sociétés » sont définies comme des sites naturels sacrés par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) [3]. Ces sites naturels sacrés ainsi que les droits et les responsabilités des peuples autochtones à l’égard de ces lieux sont reconnus tant au Canada qu’à l’international, avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) et la Convention sur la diversité biologique (CDB).
Patrimoine naturel et culturel
Depuis neuf ans, les membres de UAPASHKUSS, tous·tes gardien·nes de sites naturels sacrés, ont travaillé à identifier, documenter et cartographier huit de ces sites. Cinq sont situés sur la Côte-Nord et trois au Labrador. Pour ce faire, UAPASHKUSS a consulté des aîné·es, des membres des communautés innues de Uashat mak Mani-utenam et de Matimekush-Lac John, des chefs et conseillers de la Nation innue, des acteur·trices du milieu environnemental, des organisations autochtones et allochtones ainsi que des membres des gouvernements locaux et régionaux.
Cette série de sites naturels sacrés fait partie du Chemin des Innus, qui a permis à notre peuple d’aller vers ses territoires de chasse en passant par des rivières, des portages, des montagnes et des lacs. Le but ultime de ce long voyage, qui suivait les saisons, était de rencontrer le caribou afin d’assurer l’existence de notre peuple nomade. Pour se rendre de la côte vers le nord, jusqu’à nos terres ancestrales, il fallait passer par de nombreux pakatakan – le mot innu pour portages. Les portages sont des routes profondes tracées par nos ancêtres innu·es à pied, en canot, en raquettes ou en toboggan. Nous considérons les portages et les sites qu’ils relient comme sacrés. Ils reflètent notre identité et notre culture. Puisqu’ils ont été parcourus par nos ancêtres, ils sont des témoignages de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de notre lien intégral à la nature. Les légendes, les récits de vies, les souvenirs, les cérémonies et les connaissances liés à ces sites et aux portages qui les relient sont transmis à nos jeunes [4] et confirment que les modes de connaissance et de vie innus sont vivants aujourd’hui.
Les huit sites naturels sacrés identifiés par UAPASHKUSS sont situés dans la forêt boréale et la toundra arctique, dans des habitats écologiquement intacts qui sont le résultat des pratiques millénaires de gestion traditionnelle de ces terres par les Premières Nations innues. Avec les bassins des rivières Moisie et George – deux des plus grands milieux aquatiques protégés du Québec –, ces sites sacrés font également partie d’un corridor biologique ininterrompu. Ils méritent d’être reconnus et protégés afin d’assurer la pérennité de notre patrimoine bioculturel et spirituel associé à la Terre, au caribou et au mode de vie circulaire des Innus, afin d’ainsi renforcer notre identité.
Pour cela, UAPASHKUSS a entamé une étroite collaboration avec la Société pour la nature et les parcs (SNAP-Québec). Ensemble, ils ont créé le projet Pakatatan, visant la reconnaissance et la protection des huit sites naturels sacrés innus identifiés par UAPASHKUSS, y compris les sentiers de portage qui les relient.
Aires protégées d’initiative autochtone
Depuis 2019, cette collaboration entre UAPASHKUSS et SNAP-Québec s’est poursuivie à travers l’organisation d’une série de consultations et d’activités pour développer des relations avec des représentant·es d’organisations autochtones, d’organismes gouvernementaux et d’autres acteur·trices aux niveaux local, régional, national et international, afin de promouvoir l’importance de la protection des sites naturels sacrés innus.
En 2020, un processus de consultations spéciales a été organisé au Québec dans le cadre de la révision de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel par le gouvernement du Québec. Cette révision représentait une occasion unique d’ajouter un statut d’aires protégées qui reconnaîtrait les particularités de la conservation menée par les peuples autochtones. Nous considérions qu’un tel statut permettrait de reconnaître les sites naturels sacrés innus comme des aires protégées. La SNAP-Québec et UAPASHKUSS ont donc travaillé ensemble pour soumettre un mémoire et mobiliser d’autres organisations autour de la question d’une nouvelle catégorie d’aire protégée d’initiative autochtone, visant les sites naturels sacrés [5]. Un statut d’aire protégée d’initiative autochtone (APIA) a finalement été inclus dans la révision de la loi. L’APIA permet donc la reconnaissance des savoirs autochtones dans la conservation et la protection des sites naturels sacrés.
UAPASHKUSS et la SNAP-Québec ont par la suite fait un pas de plus dans leur collaboration en s’associant aussi avec l’Innu Takuaikan Uashat mak Mani-utenam (ITUM) afin de coordonner leurs efforts vers la mise en place d’une aire protégée innue sur le territoire.
Le gouvernement provincial annonçait aussi la désignation en 2020 d’un territoire de 30 000 km2 au Nunavik comme réserve de territoire aux fins d’aire protégée, dans laquelle était inclus un site sacré identifié par UAPASHKUSS. Depuis, trois des cinq sites sacrés situés sur la Côte-Nord sont légalement protégés. Les futurs travaux de UAPASHKUSS consisteront maintenant à demander la désignation d’aire protégée d’initiative autochtone (APIA) pour les sites sacrés restants. Pour y parvenir, l’équipe de UAPASHKUSS et ses partenaires se concentreront sur la poursuite des concertations, le lancement de campagnes de sensibilisation, puis la mise en œuvre des actions proposées suite aux consultations tenues avec les membres et leaders autochtones locaux ainsi que les autres gouvernements locaux et régionaux. D’autres actions seront aussi menées : visites des sites, documentation et finalement rédaction d’une proposition pour l’obtention du statut d’aire protégée d’initiative autochtone (APIA) pour tous les sites naturels sacrés innus identifiés afin qu’ils puissent obtenir un statut légal au Québec.
Collaborations internationales
UAPASHKUSS s’est impliqué dès 2013 dans des initiatives autochtones de conservation des sites sacrés. Avec des représentant·es de douze pays différents, le groupe a participé, à Rovaniemi et à Pyhätunturi en Finlande, à la rédaction d’une déclaration sur La reconnaissance et la sauvegarde des sites sacrés des peuples autochtones dans les régions septentrionales et arctiques. Cette déclaration est une initiative importante qui démontre la nécessité d’une action commune centrée sur les savoirs autochtones pour identifier, protéger, promouvoir, et reconnaître les sites sacrés, et assurer la transmission de la culture et de l’identité autochtones à travers ces lieux.
En mai 2019, UAPASHKUSS a également participé activement à l’élaboration de la Déclaration régionale nord-américaine sur la diversité bioculturelle lors d’une conférence tenue à Montréal et réunissant plusieurs organisations d’Amérique du Nord. Cette déclaration rassemble des recommandations adressées à la Convention sur la diversité biologique (CDB) des Nations Unies.
Conservation de la biodiversité et transmission des savoirs
Tous ces outils et actions mis en place par UAPASHKUSS contribueront à préserver notre patrimoine culturel, spirituel et naturel, et à le protéger des multiples impacts qui affectent les sites sacrés et leur diversité bioculturelle. Selon la Déclaration régionale nord-américaine sur la diversité bioculturelle, ces impacts incluent entre autres les changements environnementaux et climatiques, le tourisme, les industries extractivistes, ainsi que les politiques coloniales. La protection des sites sacrés innus nécessite de reconnaître la transmission de notre histoire et de notre savoir innu pour le maintien de notre identité culturelle et la conservation de la biodiversité de ces lieux.
Le travail d’UAPASHKUSS en collaboration avec ses partenaires souligne l’importance des systèmes de gouvernance et de conservation dirigés par les autochtones ainsi que de la reconnaissance de nos savoirs pour la préservation des sites naturels sacrés. Il est essentiel d’avancer ensemble dans la conservation bioculturelle de notre environnement pour les générations actuelles et futures, et pour honorer nos ancêtres.
[1] Ce texte s’appuie sur une version antérieure publiée en anglais dans la revue Nordicum-Mediterraneum, vol. 17, no 3, 2022. En ligne : https://nome.unak.is
[2] Liljeblad, J., & Verschuuren, B. (2019). Indigenous Perspectives on Sacred Natural Sites. Culture, Governance and Conservation. Routledge.
[3] Wild, R. and McLeod, C. (2008). Sacred Natural Sites : Guidelines for Protected Area Managers, Best Practice Protected Area Guidelines Series, p. 7.
[4] Vollant, T. (2011). Ka Kushpian- Mon voyage. Short film, 3’40’’, produced by Wapikoni Mobile. https://vimeo.com/154909234
[5] Société pour la nature et les parcs du Canada – Section Québec (SNAP Québec) (2020). Mémoire présenté à la Commission des Transports et environnement dans le cadre des consultations particulières sur le projet de loi no 46 : Loi modifiant la Loi sur la conservation du patrimoine naturel. 70 p. et Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM) (2020). Mémoire quant au projet de loi 46. Mémoire déposé par Innu Takuaikan Uashat mak.