Les temps sauvages

No 092 - été 2022

La littérature et la vie

Les temps sauvages

Jacques Pelletier

On pourrait dire de Mario Vargas Llosa ce que l’on a déjà fait remarquer à propos de Balzac. L’écrivain, chez lui, écrit contre l’homme politique, son idéologie et ses convictions. Démocrate libéral, partisan du libre marché, il écrit des romans inspirés par une vision du monde critique qui fait voir le vrai visage des dictatures. En cela, ils s’avèrent objectivement progressistes, ce qui constitue un étonnant paradoxe.

C’était déjà le cas dans La fête au Bouc, portrait impitoyable du dictateur Trujillo et de son règne de terreur sur la République dominicaine. C’est aussi éminemment le cas de son dernier roman, Temps sauvages, axé sur l’épisode du renversement en 1954 du président du Guatemala Jacobo Arbenz sous la double pression de la CIA et de la United Fruit.

La partie proprement fictionnelle du roman est encadrée par un prologue, intitulé « avant », et suivie par une sorte de témoignage, intitulé pour sa part « après ». Dans l’avant, Llosa rappelle les circonstances historiques de l’affaire Arbenz, dans l’après, les leçons que l’on peut en tirer.

La « Pieuvre »

Le Guatemala est jusqu’en 1944 une dictature typique de l’Amérique latine. Elle est la propriété de caciques qui la dominent et l’exploitent au profit de l’oligarchie qu’ils incarnent. En octobre 1944, une junte militaire progressiste renverse la dictature et organise des élections qui installent un régime démocratique sous la présidence de Juan José Arévalo qui se réclame d’un « socialisme spirituel » et dont le ministre de la guerre est Jacobo Arbenz. Ce dernier deviendra par la suite président dans le tournant des années 1950 au terme d’élections démocratiques qui le portent au pouvoir.

Ce processus de révolution démocratique ne fait guère l’affaire des partis de droite, des oligarques locaux et de leurs alliés et protecteurs américains, dont la toute puissante United Fruit, surnommée la « Pieuvre », qui contrôle le commerce des fruits et légumes à sa guise, sans régulation d’aucune sorte de l’État.

Elle est dirigée par un habile affairiste, Sam Zemurray, assisté d’un spécialiste des relations publiques, Edward L. Bernays, un idéologue et auteur d’un ouvrage célèbre, Propaganda, publié en 1928, qui a fait de ce type d’information falsifiée la clef du pouvoir moderne. L’association de cet intellectuel et de cet homme d’action assurera l’assise de la multinationale qui sévit alors dans une large partie de l’Amérique latine. Bernays, particulièrement futé, a bien compris que le véritable pouvoir ne réside pas dans les institutions visibles de la démocratie mais se retrouve dans les mains d’une élite souterraine qui contrôle les moyens d’information modernes.

Au cœur du processus démocratique activé par Arbenz, on trouve un ambitieux projet de réforme agraire, élaboré en 1952, visant entre autres à assurer le droit de syndicalisation aux paysan·nes salarié·es et à favoriser leur accès à la propriété. Le projet est toutefois modéré, prudent, il tient compte de la présence et de l’omnipotence de la Pieuvre qu’il ne vise pas à nationaliser et dont il ne menace pas directement les intérêts, se contentant de la placer dans une situation de concurrence qu’elle considère comme une dépossession et qui la rend furieuse.

Pour Arbenz et son régime, il s’agit donc d’une mesure démocratique, qui vise à rendre les citoyen·nes du Guatemala davantage prospères dans le cadre d’une société juste et libre. Pour la Pieuvre, il s’agit au contraire d’une menace communiste, cet épouvantail qui énerve les Américains et les élites locales et que brandissent avec démagogie les journaux tant américains que guatemaltèques, dans une intense campagne politique contre un projet qui était pour ses promoteurs la clef indispensable pour assurer un développement social et politique harmonieux du pays. Sous couvert d’une lutte contre le communisme, on livre alors au régime une lutte contre la démocratie qui serait contraire aux intérêts bien compris de la Pieuvre. La loi agraire sera finalement adoptée en juin 1952, mais elle marque du coup le début d’une lutte à finir contre Arbenz et mènera au coup d’État qui le forcera à démissionner en 1954.

De l’Histoire à la fiction

Ce prologue constitue la face officielle, extérieure, visible d’un conflit qui cache l’envers souterrain, la petite histoire, celle des irrégulier·ères qui en activent les ficelles en coulisse et qui la déterminent en secret. C’est le domaine propre du romanesque qui se profile derrière le canevas officiel.

On peut ainsi distinguer deux lignes principales dans le récit. La première, intimiste, s’organise autour d’une figure de femme, Martita, fille d’une famille bourgeoise qui connaîtra, après un mariage forcé avec un ami de son père, une ascension qui la conduira jusqu’au pouvoir suprême en tant que maîtresse de Castillo Armas, président de la République et chef de junte militaire ayant remplacé Arbenz au pouvoir. La seconde, secrète, est celle des hommes de main, policiers, agents troubles qui s’agitent dans l’ombre et infléchissent, parfois pour une part non négligeable, l’Histoire officielle. Ces deux lignes se recoupent à l’occasion comme elles croisent les événements du monde visible.

L’histoire qui s’organise autour de Martita n’est pas très développée. Elle est greffée sur le destin d’un ami de sa famille, Efren Ardiles, un médecin des pauvres, un réfractaire, opposant aux régimes militaires et par la suite au nouveau régime démocratique qui se met en place : c’est lui qui incarne une certaine gauche dans le pays, moraliste et guère efficace. Comme amant, il ne comble pas Martita, qui le quitte et, après quelques aventures sans lendemain, devient la maîtresse quasi officielle de Castillo Armas avant de finir sa vie aux USA comme journaliste de droite très connue et populaire.

L’histoire des irréguliers se structure autour de deux personnages louches : le colonel Enrique et un mystérieux individu surnommé « le dominicain » dont on apprendra, en cours de récit, qu’il s’agit de l’homme de main de Trujillo, Johnny Abbès Garcia. Chef de la sécurité intérieure dominicaine, personnage très haut en couleurs dans le roman et acteur important dans la vie réelle, il terminera sa carrière d’intrigant en Haïti où il sera selon toute vraisemblance assassiné. Ce récit, qui est constitué de nombreux courts chapitres, le plus souvent en forme de dialogues, de conciliabules de malfaiteurs, interfère régulièrement avec les autres lignes du roman auxquelles il sert en quelque sorte de contrepoint. Il est axé sur un projet de complot contre Castillo Armas, dont il s’agit maintenant de se débarrasser en se servant de Martita comme intermédiaire à circonvenir.

Ce projet, par ailleurs, prend place après la chute d’Arbenz, Mario Vargas Llosa semblant trouver plaisir à brouiller la temporalité du récit tout en montrant comment la réalité évolue après cet épisode décisif tant pour le Guatemala que pour l’Amérique latine dans son ensemble.

Leçons de l’Histoire

Dans sa postface, ou ce qui en tient lieu, l’écrivain conclut de l’échec d’Arbenz : 1 – que Cuba a décidé, au vu de l’expérience du président quatemaltèque, qu’il fallait liquider l’armée pour s’assurer du contrôle de la Révolution ; 2 – qu’il fallait, pour que cette Révolution cubaine s’établisse et résiste aux interférences américaine, tisser une alliance avec l’Union soviétique ; 3 – que l’histoire de Cuba aurait pu être différente si les États-Unis avaient accepté l’expérience d’Arévalo et d’Arbenz ; 4 – et que « tout compte fait, l’intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d’années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d’au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible, plus radical et tragique encore que celui de Jacobo Arbenz. »

C’est la dernière phrase du roman, dans laquelle on voit se pointer le nez de l’idéologue, le démocrate libéral qui s’oppose au socialisme perçu comme une chimère et à la lutte armée comprise comme une stratégie suicidaire. Mais cette leçon explicite n’invalide pas l’implicite, le jugement porté sur les idéologues et forces réactionnaires responsables de la liquidation du « rêve » d’Arbenz et des siens, rêve aussi beau que peut-être impossible, mais qu’il fallait tenter, et que Vargas Llosa célèbre comme écrivain derrière ses dénégations d’homme politique. 

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