Culture
Dany Laferrière, L’énigme du retour
Roman du désastre et du recommencement
Un écrivain qui se complaît dans la séduction et le succès médiatiques court le risque de se livrer pieds et poings liés aux attentes du marché du livre, relayées et alimentées par les médias. Cette surveillance médiatique y est pour beaucoup dans ce que Dany Laferrière appelle la « dictature du plaisir », dans une auto-entrevue qui dénote un sens aigu de la lucidité et de l’autocritique :
« D. – […]. Des fois j’ai l’impression que tu t’es perdu à force de vouloir te faire voir. Tout cet étalage sexuel… Était-ce nécessaire ? […]
L. – Si je deviens plus sérieux, mon ami, les médias me laisseront tomber du jour au lendemain. Aujourd’hui, c’est la dictature du plaisir. Je ne peux plus faire marche arrière. »
(Je suis fatigué, Lanctôt éditeur, 2001, p. 54).
Cet aveu de consentement et d’impuissance à l’égard des médias et de l’hédonisme ambiant est à prendre au sérieux. Surtout de la part d’un auteur dont la vie et l’œuvre sont si marquées, souvent de manière ambiguë, par la séduction médiatique et par la dictature. La quête de liberté, de non-conformisme, s’affirme pourtant comme un enjeu dans son œuvre romanesque en plusieurs volumes (1985-2000) qui trouve son unité dans ce que l’auteur appelle Une autobiographie américaine. Plus près de l’autofiction que de l’autobiographie en fait, il s’agirait de mobiliser les ressources de l’écriture littéraire pour déjouer sa biographie plutôt que l’édifier. Inventer sa vie, être sinon à l’origine de soi, élargir du moins son être, en repousser les limites : les origines, les marqueurs identitaires, les contingences de l’histoire, les idéologies diverses.
Dans son dernier roman, L’Énigme du retour (2009), Dany Laferrière affirme : « La chose la plus subversive qui soit, / et je passe ma vie à le dire, / c’est de tout faire pour être heureux / à la barbe du dictateur. / Le dictateur exige d’être au centre de notre vie / et ce que j’ai fait de mieux dans la mienne, / c’est de l’avoir sorti de mon existence. / J’avoue que pour ce faire il m’a fallu jeter / parfois le bébé avec l’eau du bain » (p. 140). Aveu important, car le voyage de retour vise d’abord à retrouver le bébé jeté avec l’eau du bain, son élan vital, sa spontanéité (p. 24). Ce grand recommencement concerne d’abord l’écriture, puisqu’au moment où le narrateur apprend la nouvelle du décès de son père, exilé comme lui et qu’il n’a pas connu, c’est un écrivain qui n’écrit plus.
L’annonce déclenche une rétrospection puis le voyage de retour au pays, pour y ensevelir symboliquement son père : redonner un père au « pays sans père », et son pays au père. L’annonce provoque aussi un retour à la création qui passe par l’écriture manuscrite, par petites touches, méthode « qui n’exige pas trop d’effort physique » explique le narrateur qui peine à se sortir d’une fatigue profonde (p. 24). La méthode justifierait d’ailleurs la forme impressionniste du roman, qui s’apparente par endroits au poème, voire au haïku. La disposition du texte est peut-être séduisante soit dit en passant, aère la page, mais n’apporte pas véritablement quelque chose à l’énonciation.
Retour à l’écriture donc, mais retour aussi sur l’écriture : souvenir des débuts alors qu’il recherchait des rythmes sonores, percutants, rock (p. 24). Puis c’est la montée du doute : « Écrit-on hors de son pays pour se consoler ? / je doute de toute vocation d’écrivain en exil » (p. 34). Incertitude vite surmontée toutefois, puisque la notion de territoire étant inexistante, l’exil ne saurait être non plus définitif (p. 247). Cet exil dans l’Amérique est d’ailleurs préférable au repli identitaire, surtout que la littérature offre un sauf-conduit pour revenir au pays. « Le dictateur m’avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je suis passé par la fenêtre du roman » (p. 156).
Une question s’impose. Dany Leferrière aurait-il remplacé, au cœur de sa vie et de son œuvre, une dictature par une autre ? Le dandy littéraire se serait-il enferré dans une identité fallacieuse, médiatique, se piquant d’hétérogénéité bon ton et séduisante ? Et, surtout, se pourrait-il que ces figures apparemment si différentes de la répression (dictature politique / dictature du plaisir) révèlent quelque chose sur notre société autant que sur celle d’Haïti, qui aurait aussi jeté le bébé avec l’eau du bain [1] ? Haïti qui entretient une relation terrible mais non exclusive avec le désastre, puisqu’elle relève de l’histoire du colonialisme comme de la corruption qu’elle a laissée dans son sillage. Désastre dû aux fantasmes de notre époque aussi, dans sa version rock-hollywoodienne en tout cas, dont l’expression, la plus radicale et la plus facilement récupérable par l’industrie du divertissement, se trouve dans un de ses mots d’ordre repris habilement par Laferrière : « Je veux tout : les livres, le vin, les femmes, la musique, et tout de suite », (Chronique de la dérive douce, 1994, p. 44). Et ces fantasmes, les romans de Laferrière les ont autant exploités qu’explorés, c’est lui-même qui le dit dans l’entrevue fictive citée plus haut.
Par rapport à ces fantasmes, L’Énigme du retour marque une rupture de ton, ne serait-ce que par son désir de tout recommencer en s’appuyant sur ce qui peut sembler le moins glamour sauf le temps d’un clip et d’une remise de prix, sur ce pays incertain, sans père et sans chapeau.
Au terme du voyage en effet, Dany Laferrière reconnaît son héritage, aussi énigmatique soit-il : « La langue de la mère. / Le pays du père. / Le
regard hébété du fils / qui découvre en un jour / un tel héritage » (p. 269). Sur cet héritage filial, et pour ajouter à l’hébétude du fils, se dresse une poule noire assez comique, symbole de la paysannerie haïtienne avec ses croyances, ses traditions, ses misères, son innocence et sa vitalité. Il s’agit d’un cadeau impromptu de François, ex-compagnon d’armes du père, à qui Dany rendait visite pour en apprendre un peu sur lui. François pourrait être ministre de l’Agriculture, mais il préfère vivre parmi les paysans illettrés plutôt que chez l’élite corrompue, qui compte également des ex-révolutionnaires ayant viré leur veste. C’est notamment le cas de Gérard que rencontre d’abord Dany, lui aussi un ancien de la bande du père, ex-ministre du Commerce qui a largement tiré profit de sa situation sans trop d’états d’âme, et qui reproche surtout à Haïti son impuissance à entrer dans la modernité (p. 214).
François fait aussi comprendre à Dany que son père était un véritable leader politique dont l’engagement s’appuyait sur une connaissance approfondie de l’histoire (p. 239, 241). Militant qui n’a jamais trahi son engagement non plus, préférant l’exil, le dépouillement et la solitude au confort et à la corruption. Contre la dictature du plaisir, la liberté se paie cher. Or pour Dany, qui n’a depuis toujours qu’une photo pour connaître son père, celui-ci était, surtout peut-être, un dandy, un séducteur.
L’enracinement dans la réalité historique passe aussi par le poète martiniquais Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal qui apparaît dès l’exergue, puis ressurgit tout au long du voyage. Aimé Césaire : poète et penseur de la négritude, de la décolonisation, de la révolte contre toutes les formes d’avilissement, de la quête du moi et du Nègre fondamental. Auteur d’un essai également sur Toussaint Louverture, libérateur d’Haïti. Homme politique. Le Cahier de Césaire est l’une des expressions les plus puissantes de la quête poétique et politique de l’être, qui marqua les militants de la décolonisation et de la liberté partout dans le monde : « gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle… » (Présence africaine, 1983, p. 22).
Pour Dany, l’image du poète redouble celle du père, et le paraître recouvre l’être : « Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon père. Le même sourire fané et cette façon de se croiser les jambes qui rappellent les dandys d’après-guerre. [...] Un révolutionnaire est d’abord un séducteur » (p. 33-34). Le révolutionnaire en séducteur est en elle-même une analogie séduisante. Elle permet surtout de comprendre la fascination de Laferrière pour les médias, qui appartient à une génération pour qui la culture de masse tend à déclasser le poids de la pensée et de l’action.
Dans L’Énigme du retour, le recueil de Césaire joue le rôle de médiateur entre le fils et le père, mais le narrateur le mettra significativement à l’écart, notamment à son arrivée à Port-au-Prince, parce que la colère de Césaire l’encombre : « J’ai besoin d’un homme serein/ et non d’un bougre en colère. / Je ne veux plus penser. / Simplement voir, entendre et sentir » (p. 80). La poésie de Césaire exacerbe la réalité en fait, la rend insoutenable, ne permet aucun accommodement. Ouverte sur l’universalisme, elle ne concède rien aux forces du nihilisme, à ce que le poète appelle le moi superficiel. C’est d’ailleurs à petites doses que Dany Laferrière reprend contact avec le pays natal, avant de s’enfoncer dans ses profondeurs et y trouver son héritage. En s’installant d’abord à l’hôtel de luxe fréquenté par les journalistes internationaux et les responsables des ONG, en regardant Port-au-Prince de haut et de loin. Le regard ─médiatique ─facilite une mise à distance de la souffrance et ne tarde pas à la transformer en spectacle. À l’hôtel, le narrateur s’approche d’un caméraman. « J’aime bien les gens dont le métier est de regarder »,dit-il (p. 130). Celui-ci lui tient à peu près ce discours : les Haïtiens sont des comédiens nés, ils aiment jouer et rejouer tout sourire leur misère devant nos caméras. Les Américains pourraient tourner un maximum de blockbusters ici. Et, en plus, le décor est si magnifique que rien n’a l’air vrai. En moins de vingt ans, le cinéma sortirait Haïti de sa misère (p. 131-132). Le narrateur rapporte les propos du caméraman, sans commentaires.
La vie, la misère comme spectacle, c’est ce que Césaire et Windsor Laferrière, aussi dandys furent-ils, refusèrent radicalement. Aujourd’hui, le spectacle du désastre et la dictature du plaisir sont les assises mêmes de notre mode de vie. Dany Laferrière affirme dans son roman redécouvrir la révolte contre ce qu’il appelle « Une chaîne ininterrompue de concessions qui nous a conduits à ce nouveau mode de vie […]. Il m’a fallu plus d’un demi-siècle pour retrouver cette force de caractère que j’avais au début. La force du non. Faut s’entêter. Se tenir debout derrière son refus » (p. 56). Il y a un demi-siècle, c’était l’enfance... La force du non vient de plus haut que lui. La force du non vient toujours de plus haut que soi.
Aujourd’hui, alors que la catastrophe est incommensurable en Haïti, que le recommencement est une incantation internationale, qu’elle ressemble trop à ce que Naomi Klein appelle le capitalisme du désastre, que tout est en place pour le grand spectacle, cette force du non est une nécessité absolue. Non au moi superficiel, pour parler comme Césaire, oui au moi fondamental. Dany Laferrière montrerait-il la voie par l’autocritique qu’il offre à ses lecteurs, le miroir qu’il leur tend ? La littérature se déprendrait alors de son inanité, de la séduction qu’exige d’elle le marché, pour devenir réflexive. C’est à ce prix que le recommencement ne sera pas spectacle du désastre.
[1] Selon Jean-Claude Michéa, qui mène une réflexion radicale sur le capitalisme, la séduction publicitaire et médiatique joue dans notre société le même rôle de régulation que la répression dans les dictatures conventionnelles (La double pensée, retour sur la question libérale, Champs Flammarion, 2008, p. 119-120).