Appel au dazibao pour l’aménagement de l’espace public

No 034 - avril / mai 2010

Social

Appel au dazibao pour l’aménagement de l’espace public

Pierre-Mathieu Le Bel

Dazibao [da(d)zibao] n.m. Journal mural chinois, souvent manuscrit, affiché dans les lieux publics.

Quelque part dans Hochelaga, tout près du métro Joliette et non loin de mon propre appartement, la devanture du rez-de-chaussée d’un triplex est garnie, depuis l’été dernier, des éditions successives de Dehors sur le perron. « Journal mural », peut-on lire. On en est à la quatrième parution, je crois. Au menu, de minis articles invitant à mieux profiter de l’hiver, à utiliser son vélo, à réfléchir à la problématique de la prostitution dans le quartier, à se rassembler et à partager, appelant constamment à exercer notre citoyenneté.

L’expérience m’impressionne. On peut choisir de rire de l’amateurisme flagrant, des fautes d’orthographe spectaculaires et des raisonnements à courte vue. Mais attention, l’entreprise trouve plus que du mérite dans le simple fait de l’acte d’expression ainsi affirmé, dévoilé et perçu. Il y a une grandeur dans l’humilité de la voix portée par ces panneaux de contreplaqué. Il y a une droiture et un véritable esprit démocratique derrière l’obstination de ses créateurs qui en remettent. Il y a enfin une humanité dans la curiosité de celles et ceux qui s’immobilisent soudainement sur leur parcours et qui, on peut le voir sur leur visage, n’en croient pas leur yeux d’un tel élan de spontanéité et se plongent avec un bonheur évident dans le texte maladroit pour en discuter avec le prochain passant. J’aime ça.

Je m’y suis accroché moi-même à chaque « publication ». Presque toujours en finissant ma lecture au côté d’un autre. J’ai ainsi fait la connaissance de mon troisième voisin vers la droite. Si proches et il aura fallu ça (si peu, en fait) pour qu’on apprenne à se saluer et que, dès la première rencontre, on puisse échanger des opinions divergentes sur un sujet aussi improbable que l’anarchisme dans le monde dans lequel on vit. Amateurisme ou pas, il reste qu’en fin de compte, jamais nous n’aurions eu ces conversations si Dehors n’avait été là, offert à nos regards et à notre esprit critique. En ce sens, le succès est indéniable, puisque le dazibao a rassemblé des citadins qui jusqu’alors se côtoyaient sans se reconnaitre. Je ne suis pas le seul, j’ai vu la même scène se répéter encore et encore au cours des huit derniers mois.

En trois coups de pinceau Dehors superpose des entités si proches et pourtant si difficiles à juxtaposer. Le citadin privé découvre un espace public véritable, celui où des citadins échangent, confrontent des idées, s’approprient une fonction critique autrement monopolisée par l’institutionnel. Habermas posait cet espace public comme une condition pour l’existence d’une citoyenneté qui ait d’authentiques compétences politiques.

Internet facilite l’accès à une multitude de services publics ou d’informations et on ne crachera pas dessus. Les nouvelles solidarités sont électives, elles se tissent sur des espaces qui boudent la contigüité géographique. Mais devant son écran, le citoyen passe à côté de l’autre. Cet autre sans qui rien ne sert d’avoir une opinion. Rien encore comme la coprésence pour allumer la rencontre. Alors que le blogueur surfe sur des solidarités potentiellement planétaires, le citadin qu’il est perd le sens de ce qui le rapproche de ses concitoyens. Du coup, comment saurait-il que c’est ensemble qu’ils se façonnent une ville ? Toujours vivante, elle continuera à se déployer, la cité. Mais sans ses habitants. À l’aide des entreprises, organismes, institutions qui le plus souvent ne mesurent pas leur épanouissement en prenant la qualité de vie pour indicateur.

Il importe d’aménager des lieux de rencontre véritables qui soient à l’échelle de l’individu qui vogue sur l’espace urbain. Comme Habermas, Hannah Arendt déplorait cette disparition de l’espace public de la cité. Elle écrivait : « […] l’action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation presque n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition » (Arendt, 1983, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy : 223).

Que le dazibao soit parole, on le conçoit assez vite ; qu’il soit action, on le constate dans la marque qu’il pose d’abord sur le lieu où il sied qui, soudain, prend une autre substance. De trottoir, de parc, il devient agora, lieu d’échange qui survit ensuite dans l’esprit de ceux qui y sont entrés. Si Arendt déplorait le fait que la métropole manque de polis, que le citadin n’est plus citoyen, par leur modeste intervention, les rédacteurs de Dehors font la démonstration qu’il ne faut qu’en fournir l’opportunité pour qu’un véritable espace citoyen de délibération se forme.

Montréal est relativement bien fourni en lieux publics et les élus municipaux ont montré un réel souci d’intervention afin de préserver ceux que nous avons et d’en développer d’autres. Mais trop souvent l’espace public aménagé devient espace en friche. L’espace public urbain est essentiellement conçu comme un espace de détente et de divertissement. C’est souhaitable et essentiel, mais qu’en est-il des lieux de participation citoyenne ? C’est lorsque l’expression de la liberté se limite à la question de l’accès que la formule « du pain et des jeux » prend son sens. L’espace délibératif doit également s’épanouir pour que le plein déploiement d’un espace public ait cours. Il faudrait avoir fait la réservation d’une salle paroissiale longtemps d’avance pour pouvoir en discuter, j’imagine. Ou alors avoir obtenu un permis d’organiser une manifestation. Ou encore avoir mis sur pied un colloque. Participer au budget participatif du Plateau Mont-Royal ? Toutes de nobles méthodes qui cependant, on l’admettra, manquent de spontanéité et portent chaque fois sur des sujets précis, retirant à l’espace délibératif créé la possibilité d’être holistique.

Le dazibao est une intervention simple et peu coûteuse sur l’espace public. Il est chose commune dans le paysage urbain chinois. Est-il irréaliste de penser que des quotidiens montréalais acceptent de participer à une telle entreprise ? Pensera-t-on vraiment que cela les privera de revenu substantiel ?

Le dazibao ne mènera pas directement à l’application d’une décision politique, au dégagement de grandes orientations de recherche ou à la démonstration du désaccord d’un pourcentage important de la population sur un thème quelconque. Il possède cependant l’avantage de rassembler dans l’intimité, de créer des espace de micro-rencontres peut-être plus propices aux tissages de liens qui s’établissent dans la durée. Il a l’avantage d’informer, de diffuser de l’actualité de façon gratuite, à la façon d’une bibliothèque qui se déplacerait plus près des citoyens, l’avantage, finalement, de permettre ainsi l’échange et la critique au quotidien, de créer du public.

C’est donc par la suggestion modeste d’en faire éclore davantage que je termine cet article. Je n’ai pas l’illusion de croire que même mille dazibaos suffiraient à la tâche de créer une véritable agora citoyenne. Mais j’estime que, très localement, de façon intermittente, ils pourraient insuffler un état d’esprit nouveau, donner un aperçu de ce que serait la ville si nous nous parlions.

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