Un précurseur
Ivan Illich
par Normand Baillargeon
En quelques années à peine, au début des années 70, Ivan Illich (1926-2002), prêtre catholique, a produit une série d’ouvrages qui ont connu un énorme succès et dans lesquels il développait une forte et originale critique des sociétés industrielles avancées. Illich s’y penche tour à tour sur la médecine, sur le travail et le chômage, sur l’éducation sans, bien entendu, oublier les transports et l’énergie.
Les analyses qu’il met de l’avant prennent pour cible les notions de progrès et de croissance des sociétés industrielles avancées. Illich montre que ce productivisme débouche sur la mise en place de bureaucraties monopolistiques et sur la réduction du citoyen au statut de consommateur.
Dans ses réflexions, Illich utilise trois catégories originales qui n’ont rien perdu de leur intérêt : ce sont celles d’outil, de contre-productivité et de convivialité. Ce qu’elles invitent à penser, paradoxe à part, c’est que la voiture ralentit tandis que le travail appauvrit, que l’école abrutit, que la médecine rend malade et que la société tout entière aliène.
Pour comprendre l’originalité de ce point de vue et de ces idées, le plus simple est justement de partir des réflexions d’Illich lors de la (première) crise de l’énergie au début des années 70, laquelle lui a fourni une occasion privilégiée d’appliquer ses catégories sur le sujet alors chaudement débattu du transport.
L’automobile individuelle, chacun en convient, est la solution par excellence, c’est-à-dire l’outil que notre civilisation donne au problème de se déplacer de manière efficace et efficiente d’un point à un autre. Cette solution présente, à côté de certains avantages immédiatement perceptibles (la vitesse, l’autonomie, par exemple) bien des défauts, voire même des dangers bien réels – pour l’environnement, pour la santé et ainsi de suite – qu’on ne voit d’abord pas ou qu’on préfère ignorer dans l’enthousiasme de la vitesse et de l’autonomie gagnées.
Mais, peu à peu, l’outil devient contre-productif et accomplit de plus en plus mal ce pour quoi il a été pensé. Quand surgissent les problèmes (embouteillages, accidents, ralentissements, pollution, obésité et ainsi de suite), le système bureaucratique et idéologique qui s’est mis en place entre-temps et qui détient un « monopole radical », est incapable même d’envisager de les résoudre autrement qu’en augmentant l’offre et, au fond, en accentuant donc encore les caractères problématiques qu’on cherche à éliminer. Et voilà l’engrenage productiviste qui apparaît, avec la contre-productivité de l’outil devant laquelle on ne sait réagir qu’en construisant encore plus d’autoroutes, plus de ponts, plus de voitures et ainsi de suite.
Illich demande que l’on s’efforce de penser autrement toute la question et il nous invite notamment à considérer le coût social de la voiture. Par exemple, combien d’heures d’immobilité, au travail, chacun de nous doit-il consentir pour payer la voiture, son essence, son entretien, ses assurances ? Combien d’heures pour payer le coût social de son usage – routes, autoroutes, hôpitaux et tout le reste ? Illich fait ces calculs et trouve que la vitesse sociale réelle de la voiture en fait un moyen de transport très lent (6 Km/h, calculait-il il y a trente ans ; on peut penser que c’est pire aujourd’hui), qui ne se compare même pas avantageusement à la calèche.
La solution – dans le cas des transports comme dans tous les autres nommés plus haut : médecine, éducation, travail – passe selon Illich par une rupture radicale avec nos modes de penser et nos pratiques. Il nommera convivialité son idéal d’un ordre social et politique qui « garantirait un environnement si simple et si transparent que tous les hommes pourraient la plupart du temps avoir accès à toutes les choses qui sont utiles pour s’occuper de soi-même et des autres ». Dans le cas des transports et pour la plupart des déplacements, Illich était un partisan du vélo.