L’idée de Liberté

No 11 - oct. / nov. 2005

Chronique de l’émancipation créatrice

L’idée de Liberté

par Ricardo Peñafiel

Ricardo Peñafiel

Il n’est pas aisé de parler d’émancipation aujourd’hui. Jadis thème central des Lumières structurant la lutte de la science contre les mythes, de la bourgeoisie contre la féodalité, du citoyen contre l’absolutisme, de la classe ouvrière contre le capital, de la femme contre le patriarcat…, l’émancipation est aujourd’hui soupçonnée de dangereuse métaphysique, de mystification portant en elle les germes du totalitarisme. Les positions dites « pragmatiques » de concertation d’intérêts, de revendications sectorielles et d’affirmations de « droit à la différence » prennent la place laissée vide par les projets unitaires de libération (nationale, de classe, de genre, etc.). La peur (en partie justifiée) de voir un projet émancipateur manger ses enfants – et opprimer la différence de manière tout aussi brutale et générale que ne le faisait l’ancienne oppression – dirige la critique, ou la résistance à l’ordre établi, vers des revendications partielles qui, du fait de leur partialité mais surtout du fait qu’elles se formulent en tant que revendications, reconnaissent de facto l’État (et les institutions qu’il rend possibles et protège) comme seule surface d’inscription pour l’action politique. Cette fatalité du statu quo ne conduit-elle pas à accepter pour toujours une condition d’aliéné ?

On se retrouve donc face à un double problème : sans un projet cohérent et général (holistique), permettant aux luttes partielles de se rapporter à un cadre de référence (utopie) autonome, les actions de résistance restent impuissantes face au statu quo qu’elles ne parviennent pas à questionner « radicalement », c’est-à-dire dans ses fondements et conditions de reproduction. Mais d’un autre côté, en établissant ce cadre général permettant aux luttes partielles de se coaliser (de cumuler des forces) sur leurs propres bases, autonomes du système d’aliénation, surgit alors le danger, maintes fois confirmé par l’histoire, que cette représentation commune et générale de l’aliénation et de la libération ne tende à restreindre l’horizon du pensable et du faisable ou de l’acceptable, brimant ainsi la différence, la créativité et la liberté. Nous n’avons qu’à penser comment la force contre-hégémonique des projets ouvriéristes a réduit les questions reliées au féminisme, au nationalisme, à la paysannerie, à la communauté, à la religion, etc. au rang de « contradictions secondaires » ne pouvant exister que de manière subordonnée à la lutte générale du prolétariat ou, pire, au rang de fausse conscience empêchant le développement d’une lutte émancipatrice. La même critique peut cependant être faite aux luttes de libération nationale, au féminisme, au nationalisme, au fascisme, au populisme, etc.

Poser aujourd’hui la problématique de l’émancipation engage alors à répondre aux critiques adressées à l’idée même de liberté, non pas pour la restaurer intacte au bout du processus, mais pour la refonder à la lumière de cette critique. Il est hors de question de se placer dans la position puriste des post-modernes qui, en exaltant la différence, nous laissent impuissants face aux forces hiérarchiquement et coercitivement constituées. Il faut au contraire parvenir à rendre compte de la façon dont divers mouvements et idéologies concrètes ont effectivement permis à une série de positions partielles (marginalisées ou aliénées) de converger autour d’objectifs communs, tout en cherchant, par ailleurs, à situer et prévenir le moment à partir duquel cette force collective se retourne contre ses propres éléments et contre la société dans son ensemble, de manière à nous permettre de dégager les fondements pour une action collective émancipatrice qui ne s’attaque pas uniquement aux mécanismes constitutifs de l’aliénation contemporaine mais à toute forme d’aliénation.

* * *

Suivant cet objectif, je propose d’entreprendre une chronique de l’émancipation créatrice qui se poursuivra jusqu’à ce que nous soyons parvenus à nous libérer collectivement ou alors jusqu’au moment où nous serons saturés de mes réflexions intempestives (en souhaitant que ce soit la première option qui se réalise…).

Ma réflexion débutera ainsi par un tour d’horizon des conditions historiques et philosophiques qui conduisent à l’effondrement de la raison émancipatrice. Il est essentiel de situer la crise de crédibilité des projets émancipateurs au-delà de l’effondrement du bloc de l’Est et du discrédit du marxisme, car nous sommes devant un problème beaucoup plus large qui touche toutes les formes de métarécits (Lyotard), frappant de discrédit toute les formes possibles et imaginables de représentation générale de la société (que ce soit sous la forme nationaliste, romantique, populiste, socialiste ou autre). J’aborderai alors la question des totalitarismes, en tant que condition historique de ce désenchantement ; parallèlement, j’aborderai également la remise en question du « référent » au sein de ce qu’on pourrait appeler le « tournant linguistique en philosophie », en tant que remise en question de la prétention à un savoir universel sur le monde ; au sein de ce même tournant linguistique, j’aborderai la remise en question du « sujet », comme prétention à une auto-création du sens.

J’assumerai l’ensemble de ces critiques faites à la raison émancipatrice, mais plutôt que d’aboutir à un relativisme cynique ou à une segmentation des litiges, conduisant à une reconnaissance implicite de l’ordre établi comme seule unité politique possible, je tenterai de poser les bases stratégiques d’une lutte intégrale pour la libération de l’imagination (ou de l’imaginaire). Je soutiendrai alors que l’aliénation ne repose pas dans la négation d’une essence (humaine, nationale, populaire…) mais dans son imposition. L’imposition d’une essence, comme critère pour juger de l’aliénation, nous servira alors à critiquer tant l’ordre établi que d’éventuels projets émancipateurs réduisant l’humain à trop peu de chose. Il ne s’agira pas de créer de manière abstraite « LA » forme logique et nécessaire de l’émancipation, mais de chercher à faire converger des exemples partiels de lutte pour dégager de ces pratiques concrètes les formes historiques et contemporaines à partir desquelles l’humain a cherché à se libérer des différentes formes d’oppression, de manière à favoriser leur projection et leur généralisation. Il s’agit d’une émancipation qui doit ainsi être Unifiée et qui doit en cela mettre la forme (abstraite et indéterminée) de création au-dessus de tout contenu essentialiste.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème