L’appropriation directe des moyens de transport
Les grèves de la Fiat (Italie, 1969)
par Ricardo Peñafiel
De mai à décembre 1969, en Italie, des grèves partielles des employés de la Fiat se sont transformées en un véritable mouvement de communes qui s’est prolongé dans des pratiques non seulement de grèves « sauvages » ou autonomes de l’appareil syndical mais également d’occupations d’universités, d’auto-réductions des loyers et d’appropriation directe de marchandises et de services, notamment des transports en commun.
Dans La classe ouvrière contre l’État (1978), Antonio Negri analyse les grèves de la Fiat comme la culmination d’un long processus historique de la lutte des classes ayant conduit à la socialisation extrême du travail. La puissance sociale accumulée dans la technologie fait en sorte que lorsqu’un ouvrier actionne le bouton d’une machine, il ne s’agit plus d’un travail individuel qu’il serait en train d’accomplir, mais de l’aboutissement d’une longue chaîne de travail social incorporé dans la machine.
Si le travail est ainsi directement socialisé, s’il n’a plus à passer par le référent général « argent » pour se connecter avec l’ensemble social, à travers l’échange, s’il est immédiatement du travail social, alors les luttes pour l’affranchissement du rapport salarial d’exploitation ne peuvent plus se situer dans le cadre étroit de l’usine. Pour pouvoir concentrer la puissance sociale dans une technologie, il a fallu exclure du rapport salarial une masse d’ouvriers devenus superflus. Cette masse de chômeurs est donc une condition de nécessité pour la concentration de la puissance sociale dans une machine. La lutte doit donc se situer sur le plan de l’appropriation directe de la marchandise directement socialisée. Il ne s’agit plus d’une lutte pour négocier un salaire en fonction de la plus-value générée par celui-ci et spoliée par le capital, mais d’une lutte pour la ré-appropriation, par la société dans son ensemble, du travail qu’elle a rendu possible, tant par son activité créatrice de connaissance, de travail et de technologie que par la marginalisation d’une part croissante de sa population hors du processus de production.
Negri nous permet ainsi d’interpréter l’appropriation directe du travail social au-delà du contexte insurrectionnel rendant possible cette pratique, permettant ainsi de réfléchir aux fondements abstraits de cette appropriation et de la situer dans d’autres contextes que celui de l’Italie de 1969.
Pour reprendre le cas de l’appropriation directe des transports en commun, nous pouvons dégager deux argumentaires justifiant cette pratique : d’un côté les travailleurs et les travailleuses devant se rendre au travail n’ont pas à payer pour cette partie intrinsèque de leur exploitation et, d’un autre côté, les chômeurs et chômeuses, les retraitées, les universitaires, les enfants, et les reproducteurs et reproductrices du travail domestique n’ont pas à payer pour cette richesse sociale qui n’aurait pas pu être produite sans leur marginalisation ou leur travail accumulé ou à venir.