La psychiatrisation des problèmes sociaux
Au printemps dernier une soirée-conférence sur le thème de la psychiatrisation des problèmes sociaux était organisée par Action Autonomie, un organisme communautaire en défense et revendications de droits pour des personnes psychiatrisées. Action Autonomie constate combien certains problèmes sociaux tels que la pauvreté, les problèmes d’adaptation au système scolaire, la difficulté de trouver un logement, le manque de support aux familles monoparentales et la surcharge de travail entre autres, glissent plus souvent qu’autrement vers des interprétations médicales et psychologisantes.
L’individu confronté à certains problèmes sociaux se retrouve fréquemment sous la responsabilité d’une équipe médicale multidisciplinaire, les problèmes passant du social à l’individuel et du politique au biomédical.
C’est dans ce contexte que l’organisme Action Autonomie a invité les trois personnes suivantes à une soirée-conférence sur la « psychiatrisation des problèmes sociaux ».
Marcelo Otero est professeur de sociologie à l’UQAM et proche des mouvements anti-psychiatriques dans les années 70.
Jean-Nicolas Ouellette est agent de liaison pour le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ).
Lourdes Rodriguez est professeure en service social à l’Université de Montréal et elle a travaillé de près avec le mouvement alternatif en santé mentale.
Marcelo Otero affirme d’emblée que le phénomène de la psychiatrisation des problèmes sociaux n’est pas un fait nouveau et qu’il va de pair avec l’histoire de la psychiatrie : « On ne peut pas comprendre la psychiatrie si on ne connaît pas la société dans laquelle elle est (…) il n’y a pas nécessairement de « méchants » psychiatres mais bien une réalité sociale complexe. » Autrefois, l’Église était l’opium du peuple ; maintenant, c’est la science et les médicaments, notre opium.
Une culture du médicament
Tous les trois dénoncent la culture du médicament et l’approche hospitalocentrique. Jean-Nicolas Ouellette remarque chez les gens une tendance grandissante à visiter l’hôpital et à rechercher une réponse médicale pour tout type de problèmes : « Ceux-ci s’attendent à obtenir, à leur sortie, une prescription médicale, une pilule, et c’est normal pour eux. (…) Pour répondre à une souffrance, on donne une médication ou on augmente la dose. » Le médicament élimine les symptômes dans certains cas, tel une potion magique [1]. Et tout cela, sans que les spécialistes ayant prescrit la médication aient pu comprendre les émotions et les comportements de la personne. Lourdes Rodriguez déplore bien à propos qu’on ne veuille pas entendre la souffrance des gens et qu’on leur offre peu de temps et d’espace pour raconter leur histoire : « L’amour n’est pas accessible en pilule. (…) Fréquemment on observe que les gens sont trop drogués par la médication pour accéder à l’éducation, aux loisirs ou aux psychothérapies ». Ainsi la médication peut parfois faire obstacle à la réhabilitation sociale. Devons-nous rappeler qu’un psychiatre n’est pas un travailleur social ?
Notre société est baignée, ou plutôt noyée, dans une logique capitaliste de profit illimité. Les compagnies pharmaceutiques et leurs actionnaires sont particulièrement pointés du doigt. « Est-ce surprenant de savoir que les fonds d’investissement des médecins du Québec ont un pourcentage élevé d’actions de compagnies pharmaceutiques ? » Et que dire, demande Rodriguez, des programmes de recherches biomédicales et de leurs alliances extrêmement puissantes avec ces mêmes compagnies ?
La psychiatrisation de la pauvreté
Pour Ouellette, la pauvreté collective est très médicamentée par la psychiatrie : « vous n’avez qu’à vous promener dans les corridors hospitaliers pour en faire le constat ». Les gens riches ont plus facilement accès à des alternatives face à la psychiatrisation. Avec la psychiatrisation de la pauvreté, il y a une division entre les « bons » pauvres et les « mauvais » pauvres, selon laquelle la personne détentrice d’un certificat médical étampé d’un diagnostic de problèmes mentaux sévères et persistants l’empêchant « éternellement » de travailler sera considérée comme un « bon » pauvre. Si je résume, plus on réussit à obtenir un profil pathologique, plus on est en droit d’obtenir un support social pour vivre décemment. On assiste à un glissement de nos droits fondamentaux vers un système de privilèges enrobés d’un discours étatique de charité. Notre statut de citoyen trébuche aujourd’hui sur le simple consommateur de service.
La psychologie au service ...
Selon Otero, notre société nord-américaine baigne dans une culture où l’on explique et tente de résoudre de nombreux problèmes sociaux par l’entremise de la psychiatrie mais aussi de la psychologie. Selon lui, avant de psychiatriser les problèmes, on les psychologise. « Les psychologues sont invités ici et là dans les médias pour intervenir à titre de spécialistes sur des phénomènes sociaux dont ils n’ont parfois aucune idée. Récemment, des psychologues expliquaient à la télévision l’impact à long terme des tsunamis sur les enfants en Asie sans même connaître les pays ou les cultures. »
Plusieurs recherches douteuses sont publiées dans certaines revues scientifiques de psychologie au Québec. On y retrouve des recherches portant sur la psychologisation des mariages en encourageant une prévention d’ordre psychologique dès la formation du couple ; un autre article parle de contrôler le chômage « non-désiré » par une approche qui encourage à ignorer les aspects négatifs du chômage en ne pensant qu’au positif ; et que dire d’un article de psychologie industrielle prônant la prévention lors de fermeture d’usine pour mieux digérer et accepter la situation et la création d’un groupe de conseillers supportant les travailleurs mis à pied. Nous sommes loin des consciences éveillées et des revendications, ingrédients essentiels pour les luttes sociales et l’amélioration de nos conditions de vie.
Rodriguez dénonce le fait qu’au lieu d’une science, « nous avons une idéologie extrêmement puissante et réductionniste où l’on exclut diverses sciences comme par exemple l’anthropologie et la sociologie ayant développé des connaissances sur la santé mentale ». On assiste à une hégémonie du biologique pour expliquer les problèmes humains. On observe le monde et sa réalité seulement sous l’angle de la loupe biomédicale, en fait selon une vision extérieure oubliant la personne et ses expériences.
... de la psychiatrisation sociale
Dans ce contexte, les psychiatres subissent énormément de pression sociale : nous sommes dans une société qui demande aux psychiatres de prendre en charge des problèmes que nous vivons. En effet, plusieurs citoyens ont démissionné de leurs responsabilités sociales pour les reléguer à l’État, au privé ou à certains groupes communautaires. L’effritement des solidarités sociales et de nos droits collectifs est un terrain fertile pour les profiteurs de tout acabits à la recherche de « consommateurs de services »… et la joie de tout gouvernement autoritaire.
La psychiatrisation des problèmes sociaux vide le contenu politique de problèmes complexes tels que la pauvreté et la violence. Pour les panélistes présents, la psychiatrie individualise les problèmes et les solutions, les sort de leur contexte sociopolitique et assaisonne le tout de médicaments. C’est pourquoi, selon Rodriguez, il faut « continuer à travailler dans le sens d’un système fondé sur les droits fondamentaux et favoriser le dialogue en psychiatrie au niveau du traitement et surtout des alternatives pour qu’enfin tous puissent vivre dans la communauté plutôt que dans les services. » Nous sommes invités à être vigilant face aux discours de pseudo-vérités scientifiques, à laisser un espace à l’incertitude et surtout à faire preuve d’humilité devant notre ignorance. Otero conclut en disant que de vouloir faire disparaître les problèmes de santé mentale est un leurre et qu’aucune société ne peut être parfaitement heureuse, les problèmes font aussi partie de la vie et de la normalité. « Ça serait de la folie que de vouloir évacuer la folie de la vie des gens. La personne qui ne pense qu’à la santé mentale, à l’élimination de la folie et de la souffrance est la plus folle de toute ! »
[1] Les médicaments éliminent les symptômes dans certains cas... car environ 40 % des personnes schizophrènes médicamentées n’ont pas de réduction de leurs symptômes. (L. Rodriguez)