Le nouvel énoncé de politique étrangère canadienne
En avant pour la guerre !
par Raymond Legault
La première moitié de l’année 2005 est particulièrement révélatrice quant à l’orientation que les responsables militaires et politiques canadiens veulent dorénavant imprimer à la « défense » du pays. En effet, le budget 2005 annonce d’abord une hausse des dépenses militaires de 12,8 milliards de dollars en cinq ans, ce qui les fera pratiquement doubler. Puis, en avril, paraît le nouvel Énoncé de politique internationale (EPI) du Canada, Fierté et influence : notre rôle dans le monde. Le volet « défense » de cet énoncé vient ouvertement sceller un partenariat militaire beaucoup plus étroit avec les États-Unis, dont on ne saurait minimiser la gravité.
« Nous ne sommes pas la fonction publique du Canada, nous ne sommes pas n’importe quel ministère. Nous sommes les Forces canadiennes et notre travail est d’être capable de tuer des gens. »
– Lieutenant-général Rick Hillier, Chef d’État-major de la défense canadienne, 14 juillet 2005
Après la Deuxième guerre mondiale, le Canada sera largement perçu comme un pays pacifique. Car outre ses déploiements de troupes en Europe dans le cadre de l’OTAN, sa présence militaire à l’étranger se réalise essentiellement à travers une participation importante aux missions de préservation de la paix des Nations unies. La médiatisation de ce rôle et un discours officiel prônant le respect des droits humains et la diplomatie occultent, par ailleurs, sa longue histoire de coopération militaro-industrielle avec les États-Unis : de la participation au projet Manhattan pour les deux premiers crimes atomiques contre l’humanité, à l’implication actuelle dans la conception et la construction du Joint Strike Fighter, l’avion de combat « de l’avenir », en passant par la construction de composantes et les tests des missiles de croisière, etc.
D’abord un virage dans les faits...
En apparence, c’est après la fin de la guerre froide que le rôle de l’armée canadienne à l’étranger devient de plus en plus guerrier. On apprendra d’abord la participation quasi-secrète de l’aviation canadienne aux deux dernières semaines de bombardements de la « Guerre du Golfe » en 1991. Puis c’est ouvertement que la marine canadienne participera au blocus maritime de l’Irak [1]et que l’aviation canadienne prendra part aux 78 jours de bombardements de l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999. Enfin, l’armée de terre fera partie intégrante des forces d’invasion de l’Afghanistan en 2001 et la Force opérationnelle interarmées II prendra part au renversement du gouvernement Aristide en Haïti en 2004.
Mais cette évolution n’a rien de paradoxal. Suite à la fin de la guerre froide, les États-Unis ont immédiatement voulu marquer par la « Guerre du Golfe » l’annonce d’un nouvel ordre mondial dont ils seraient les seuls maîtres. Puis ils ont poursuivi leur avancée au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et en Asie centrale, établissant leurs bases pour tenter de couper militairement l’herbe sous le pied des grands capitaux rivaux, européens, russes, japonais et chinois.
Au cours des quinze dernières années, sans l’articuler dans une doctrine, le Canada a généralement choisi de collaborer aux avancées militaires de l’unique super-puissance. Cependant, cette évolution ne s’est pas faite sans rencontrer d’obstacles. D’une part, la fin de la guerre froide a d’abord entraîné une réduction des budgets militaires. Ce déclin s’est poursuivi jusqu’en 1998-1999 avant que ne s’amorce une remontée rapide [2] à la faveur des hauts cris poussés par les milieux militaires, politiques et économiques : « notre armée » n’a plus les moyens de jouer « son rôle », entendait-on, sans bien sûr que ce rôle, en pleine mutation, ne soit discuté... D’autre part, depuis 2003 et particulièrement au Québec, une résistance populaire importante à ce nouveau militarisme s’est développée sur deux terrains majeurs, la guerre contre l’Irak et le bouclier antimissile, entraînant l’annonce que le Canada ne participerait ni à l’une, ni à l’autre.
... puis un énoncé de politique
Dans son bref message d’introduction au document sur la « défense », le ministre Bill Graham affirme qu’il « représente un changement considérable ». Si ce changement a commencé à s’opérer depuis plusieurs années, il ne faut cependant pas sous-estimer l’ampleur des nouveaux moyens qui seront mis en œuvre avec cette politique. Le ministre Graham parle par ailleurs d’ « une nouvelle politique bien adaptée aux réalités du monde après la guerre froide et le 11 septembre ». C’est effectivement dans les nouvelles conditions de l’après guerre froide qu’il faut chercher les raisons de ce changement du rôle de l’armée canadienne et de l’insistance des grands acteurs économiques – notamment le Conseil canadien des chefs d’entreprise – à accélérer ce changement. Quant aux nouvelles « réalités du monde » de l’après 11 septembre, elles sont d’un tout autre ordre : une forte campagne de peur, reposant sur un discours fumeux, qui sert à justifier l’orientation militariste.
La sécurité... c’est la guerre !
Le monde, apprend-on dans le volet « défense » de l’EPI, est « un endroit imprévisible et dangereux ». Reprenant l’argumentation de la nouvelle politique de sécurité nationale des États-Unis (sept. 2002), il identifie d’abord les pires risques pour la sécurité internationale : (i) les États en déroute ou défaillants ; (ii) le terrorisme mondial et (iii) la prolifération des armes de destruction massive. Puis, face à ces menaces, il affirme que le gouvernement doit « accorder à la défense du Canada et de l’Amérique du Nord une importance accrue ».
Le document poursuit : « Le gouvernement reconnaît également l’importance de faire face aux menaces pour notre sécurité aussi loin des frontières que possible, où que ces menaces surgissent. En fait, la sécurité au Canada commence par la stabilité à l’étranger (...) en mettant l’accent sur les zones où les intérêts du pays sont en jeu et où le pays peut apporter une contribution appréciable (...) C’est particulièrement le cas dans les États en déroute ou défaillants (...) Dans ces milieux exigeants et complexes, les militaires canadiens doivent être prêts à exécuter différentes missions simultanément – aide humanitaire, opérations de stabilisation et combat ». Bref, pour notre sécurité et la défense de nos valeurs de paix et de liberté, envahissons des pays « en déroute ou défaillants », stabilisons-les et reconstruisons-les en conformité avec nos intérêts... et avec la démocratie, bien sûr !
Les moyens de la guerre
L’augmentation astronomique prévue pour le budget de la défense au cours des prochaines années servira, entre autres choses :
– à accroître les forces régulières de 5 000 membres et les forces de réserve de 3 000 membres : « Les forces terrestres, par exemple, qui bénéficieront de la majeure partie de cette augmentation, vont réellement doubler leur capacité de mener des opérations outre-mer. Une fois l’expansion complétée, les Forces canadiennes pourront maintenir continuellement jusqu’à 5 000 militaires sur la scène internationale » ;
– les effectifs de la Force opérationnelle inter-armées II seront également augmentés alors que les Forces canadiennes se doteront de trois types de formations interarmées ;
– un commandement central, Commandement Canada, sera créé (pour offrir la coordination accrue nécessaire aux opérations inter-armes).
Pour contribuer à « stabiliser les États en déroute ou fragiles » [3], diplomatie et développement prêteront main-forte à la défense... En effet, le Canada se dotera également :
– d’un Groupe de travail sur la stabilisation et la reconstruction qui « nouera des liens » avec ses homologues des États-Unis et du Royaume-Uni ;
– d’un Fonds pour la paix et la sécurité, dont le financement s’élèvera à 500 millions de dollars sur 5 ans ;
– du Corps canadien, pour l’aide en matière de gouvernance ;
– d’un Conseil de la démocratie qui élaborera des principes de bonne gouvernance...
Les défis
Les défis qui se posent aux forces sociales progressistes sont nombreux et ne sauraient être élaborés ici. Il en est un, fondamental, que nous devrons d’abord relever pour pouvoir opposer une résistance significative : prendre réellement conscience que le Canada est en guerre et que les responsables économiques, politiques et militaires ont fait le choix de participer aux nouvelles conquêtes de l’empire étatsunien pour en tirer le plus d’avantages possible, sans consulter la population et sans égard aux conséquences pour nous.
Quelle tournure vont maintenant prendre les choses ? Allons-nous rester silencieux face au déploiement des troupes canadiennes à Kandahar et attendre qu’on nous ramène ces jeunes dans un sac avant de commencer à dénoncer sérieusement notre occupation de l’Afghanistan ? Allons-nous empocher silencieusement les primes au recrutement, les bons salaires d’une industrie de guerre en expansion et les cotisations syndicales accrues sans nous poser trop de questions ? Allons-nous laisser la propagande guerrière et islamophobe gagner du terrain, même au sein des forces progressistes ? Allons-nous poursuivre nos luttes comme si la conjoncture mondiale n’était pas assez « près des gens » ? On s’en reparlera après les négos ?
[1] Partie prenante des pires sanctions jamais imposées par les Nations unies, lesquelles furent responsables de la mort de plus d’un million de personnes en Irak, en majorité des enfants.
[2] Le budget principal de 1998-1999, fixé à 9,4 milliards de dollars mais dépassé de 9,3 %, a représenté le point minimum de cette décroissance. En 2003-2004, il était remonté à 12,3 milliards et a dépassé de 7,6 %, les dépenses réelles atteignant 13,2 milliards.
[3] Lire : pour se donner des moyens d’ingérence dans les affaires internes d’autres pays plus vulnérables...