Porte-voix des positions de l’OTAN

No 25 - été 2008

Le rapport Manley sur la guerre d’Afghanistan

Porte-voix des positions de l’OTAN

Francis Dupuis-Déri

En janvier dernier paraissait le rapport du Groupe d’experts indépendant sur le rôle futur du Canada en Afghanistan, plus connu sous le nom de Rapport Manley, en référence à son président. Ce rapport était très attendu et sa sortie a provoqué de fortes vagues. Mais il semble qu’il y a déjà de cela une éternité, tant d’événements d’importance étant survenus depuis lors : le Parti libéral de Stéphane Dion a accepté le projet du gouvernement du Parti conservateur de prolonger jusqu’en 2011 la participation du Canada à l’occupation militaire de l’Afghanistan (un retrait était jusqu’alors prévu en 2009), les États-Unis ont décidé de déployer 1 000 soldats supplémentaires pour prêter main-forte aux soldats canadiens à Kandahar, le chef d’état-major Rick Hillier a annoncé qu’il quitterait son poste en juillet 2008 et le ministre des Affaires étrangères Maxime Bernier a déclaré que le gouverneur afghan de Kandahar devrait être démis de ses fonctions – parce qu’il est brutal et corrompu – avant de s’excuser publiquement et d’affirmer que le Canada respectait la souveraineté et l’autonomie de l’Afghanistan (ben voyons !).

Il importe tout de même de revenir sur le Rapport Manley puisqu’il est emblématique de ce qui cloche dans la décision du gouvernement canadien de maintenir des soldats en Afghanistan. Le groupe d’experts avait été formé par le gouvernement Harper lui-même, qui avait retenu les services de John Manley pour le présider. Or, Manley a été ministre des Affaires étrangères de 2000 à 2002 (sous le régime de Jean Chrétien), celui-là même qui a décidé d’envoyer l’armée canadienne faire la guerre en Afghanistan. Voilà pour l’indépendance du président. Mais il y a plus. Qui prend la peine de lire les annexes du rapport y découvrira une présentation biographique de chaque expert, ayant tous ou presque des liens organiques forts avec de grandes entreprises privées qui tirent profit de l’économie de guerre et avec des institutions qui œuvrent au développement des relations économiques entre le Canada et les États-Unis. Un exemple : Derek H. Burney. Il « a personnellement participé à la négociation et à l’heureuse conclusion de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis », avant d’être nommé ambassadeur du Canada aux États-Unis en 1989 et de jouer « un rôle central dans les négociations qui ont mené à l’élargissement de l’accord commercial Canada-États-Unis vers l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) ». Il a aussi été président du conseil et chef de la direction de Bell Canada International (BCI) et président et chef de la direction de CAE Inc.

Expert indépendant ?

Qu’aurait-on dit si le rapport avait été signé par un militant ayant participé à l’organisation du Sommet des peuples en marge du Sommet des Amériques à Québec en avril 2001, avant d’être nommé coordonnateur de l’alliance altermondialiste intercontinentale à la Havane, de siéger au comité exécutif de la Coalition canadienne pour la paix et le désarmement et de devenir membre du collectif de la revue À bâbord ? Je crois que le public, ainsi que les élites politiques, n’auraient pas pensé que le rapport présentait un point de vue « indépendant », mais qu’il était politiquement orienté vers la paix. Eh bien, rien de surprenant à ce que les conclusions du Rapport Manley soient politiquement orientées vers la guerre.

Peu de temps après le dépôt du rapport, un animateur d’un « blog » (http://thescottross. blogspot.com) a révélé avec beaucoup d’à-propos que le rapport du groupe d’experts reprenait mots pour mots certains passages d’un article signé par John Manley et paru dans la revue Policy Options avant même que le gouvernement de Stephen Harper ne le désigne pour réfléchir de manière indépendante sur l’avenir de l’Afghanistan. Les experts expliquaient, dans leur rapport, que « quand nous demandions aux Afghans ce qu’ils pensent que devraient faire l’ISAF [la force militaire de l’OTAN en Afghanistan] ou le Canada, il n’y avait jamais aucune hésitation : “Nous voulons que vous restiez ; nous avons besoin que vous restiez.” Sans la présence des forces de sécurité internationales, disaient-ils, le pays retomberait dans le chaos. » Ce passage se retrouve presque à l’identique dans l’article de Manley. Quant aux 1 000 militaires qui devraient venir en renfort dans les zones de combat des soldats canadiens, ce chiffre correspond à une estimation avancée par l’OTAN dès 2006.

En bref, le travail du groupe indépendant, qui a coûté environ un demi-million de dollars, n’a fait que remâcher et régurgiter des idées déjà présentées et défendues par son président John Manley ou par l’OTAN elle-même ; des idées qui allaient dans le sens des objectifs du gouvernement conservateur de Stephen Harper et des élites politico-militaires des États-Unis, et qui correspondaient aux intérêts de quelques grandes compagnies privées financées par les fonds publics par le biais de contrats militaires.

Si le rapport souligne que la situation se dégrade en Afghanistan, la solution militariste qui y est préconisée semble toutefois pointer dans la mauvaise direction pour la population afghane… En Afghanistan, l’année 2007 a été la plus meurtrière, diverses sources estimant que la guerre y a provoqué environ 7 000 morts, soit 1 000 à 2 000 morts de plus que l’année précédente. Combien de ces morts sont à mettre au crédit des militaires canadiens ? Le Rapport Manley ne le dit pas. Les avions de combat des armées occidentales en Afghanistan ont procédé à 3 572 attaques en 2007, soit le double qu’en 2006 et 20 fois plus qu’en 2005. Cela équivaut à 10 bombes par jour – et on estime à 300 le nombre de civils ainsi fauchés [1].

Enfin, le Rapport Manley reste muet quant au régime afghan que les soldats canadiens ont pour mission de défendre. Ici, le ministre Bernier avait raison pour une fois : les ministres, députés et gouverneurs qui entourent le souriant président Karzai sont tous ou presque d’anciens chefs de guerre dont les miliciens ont commis en grand nombre des meurtres et des viols. Aujourd’hui encore, les dirigeants utilisent leurs troupes officielles ou des milices paramilitaires pour commettre divers méfaits. Les soldats canadiens agissent donc comme des forces d’occupation qui protègent un gouvernement sanguinaire, misogyne et corrompu. « Mais on ne peut pas permettre le retour des talibans ! », entend-on souvent. « Les talibans opprimaient les femmes ! » Vrai, mais les femmes sont encore opprimées aujourd’hui dans la République islamique d’Afghanistan (nom officiel du nouveau régime). « Mais les talibans interdisaient même les cerfs-volants ! » Vrai, mais le ministère de la culture de la République islamique d’Afghanistan vient, pour sa part, d’interdire le film Les cerfs-volants… Est-ce vraiment-là le type de régime que le Canada veut encourager et défendre, les armes à la main ? C’est en tout cas ce qu’a proposé le Rapport Manley.


[1Josh White, « U.S. steps up airstrikes in Iraq : Strategy supports troop increase », The Washington Post (édition asiatique), 18 janvier 2008, p. 20.

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