International
La responsabilité de protéger
Quels intérêts le droit international protège-t-il ?
Quatre mois après le début de l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Libye, qui ne devait durer que quelques jours, la chute du régime libyen semble, au moment d’écrire ces lignes, imminente. S’il reste impossible de savoir ce que ces événements apporteront comme avancées ou comme reculs pour le peuple libyen, et encore moins quelles seront leurs répercussions sur l’état des relations internationales et des rapports de force entre les pays membres de l’OTAN et le reste du monde, certains journaux ont déjà désigné un vainqueur : « La guerre de Nicolas Sarkozy » titrait un article du Monde du 23 août. Deux jours plus tard, le même journal rappelait que les principales compagnies pétrolières, et les françaises « au premier rang », seraient les principaux « bénéficiaires collatéraux » de l’appui occidental aux rebelles. La « Responsabilité de protéger » la population de la Libye devant les menaces faites par Mouammar Kadhafi a été invoquée pour justifier l’intervention. Repositionné historiquement et au vu des risques qu’il représente, le principe de la Responsabilité de protéger permettrait-il de reproduire des modes de subordination historiques et constitutifs du droit international ?
Les faibles fondements juridiques de la Responsabilité de protéger
De l’absence d’un ordre juridique supra-étatique en mesure de légiférer de manière à contraindre les États ainsi que du principe fondamental de l’égalité souveraine de ces derniers découle que c’est essentiellement la volonté individuelle des États qui peut faire en sorte que ceux-ci puissent être contraints par une règle de droit international. Le caractère sacro-saint de cette égalité souveraine établit également l’interdiction de l’usage de la force contre un autre État et l’intervention dans les affaires internes de celui-ci (pierre angulaire de la Charte des Nations unies : voir ses articles 2 (4) et 2 (7)), principe qui ne souffre que deux exceptions que sont le droit à la légitime défense et le rétablissement de la paix ou de la sécurité internationale (voir le chapitre 7 et plus spécialement les articles 42 et 51). Ce principe a d’ailleurs été réaffirmé à moult reprises et notamment dans la résolution 2625 de l’Assemblée générale des Nations unies [1], réputée représenter l’état des « principes généraux du droit international » et qui répète que « les États doivent s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force » et qui interdit aux États « d’intervenir dans les affaires de la compétence nationale d’un État ».
Or, sans entrer dans tous les détails de la création des règles de droit international, les fondements juridiques aujourd’hui invoqués par les tenants de la Responsabilité de protéger sont beaucoup plus faibles que ces principes fondamentaux. La principale source juridique de ce principe est un document adopté par l’Assemblée générale de l’ONU lors du Sommet mondial de 2005. Selon ce document, qui a la même valeur normative qu’une résolution de l’Assemblée générale (c’est-à-dire aucune, tel qu’expliqué dans la note 1), ainsi que certains rapports d’experts qui ont suivi, la souveraineté donnerait au gouvernement des pouvoirs sur son territoire, mais aussi des obligations, dont celle de protéger sa population contre le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Dans les cas où cette protection ne serait pas assurée, cette responsabilité incomberait à la communauté internationale qui pourrait dès lors intervenir afin de se porter au secours de la population menacée. Il convient à cet endroit de rappeler que lors de la rédaction de la Charte de l’ONU, en 1945, la possibilité d’intervention pour défendre les droits humains avait été discutée, mais rejetée au vu des risques qu’elle pouvait représenter pour la stabilité internationale, et en particulier pour les États les plus faibles.
En fait, si l’on excepte le crime de génocide pour lequel il existe un fondement juridique clair dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui pourrait permettre – voire obliger – une intervention, il appert que les fondements juridiques de la Responsabilité de protéger sont fortement contestables, sinon complètement contraires aux principes généraux du droit international généralement reconnus.
Droit international et hiérarchie Nord - Sud
Plusieurs auteurs ont, au cours des dernières années, fait remarquer que le droit international s’est constitué à partir de la confrontation coloniale entre ce qui a été vu comme deux mondes : l’un civilisé, et l’autre, par opposition, arriéré. Les termes de cette opposition, de l’identification du civilisé et de « l’arriéré », ont historiquement été définis par les Européens, puis par les Occidentaux de manière large, notamment à partir de leur interprétation de la façon dont un territoire devait être gouverné. En bref, et depuis au moins la colonisation des Amériques, le droit international a été utilisé par les pays les plus puissants afin de civiliser le monde, d’imposer au monde « arriéré » les normes de civilisation européennes puis occidentales, et principalement en matière de gouvernance étatique.
Cette catégorisation binaire du monde a été reproduite par le droit international tout au long des 500 dernières années. Que ce soit par la colonisation dont l’objectif était de « partager les bienfaits de la civilisation européenne avec les peuples arriérés » ; par le système des tutelles des Nations unies, où il fallait aider ces mêmes peuples à acquérir une pleine souveraineté ; à travers le consensus de Washington, où un mode de gouvernance économique a été imposé à ceux qui ne suivaient pas la vague de libéralisation, de privatisation et de dérèglementation ; jusqu’à l’imposition de la « religion des droits de l’homme », le projet implicite du droit international a toujours été de dicter au tiers-monde les formes de gouvernance occidentales. Malheureusement, ces standards, et quelle que soit leur valeur en tant que telle, ont principalement servi de prétextes et de justifications à toutes les formes de subordination qu’ont connues les peuples dominés.
Deux conclusions s’imposent aujourd’hui : 1) l’Occident s’est historiquement posé comme arbitre légitime quant aux formes de souveraineté acceptables, se réservant le droit (et maintenant, le devoir) d’intervenir lorsque celles-ci ne correspondent plus à ses propres standards ; 2) le droit international a régulièrement instauré des concepts – par ailleurs nobles, dans certains cas à tout le moins – qui ont permis de justifier les différentes formes de domination et d’interventions coloniales, impérialistes et néocoloniales.
Et la responsabilité de protéger ?
En remettant en question les principes de l’égalité souveraine et de non-intervention dans les affaires internes des autres États, la responsabilité de protéger donne aux Occidentaux de nouveaux outils leur permettant d’intervenir dans les États du tiers-monde pour y faire prévaloir leurs intérêts. Alors que ses promoteurs affirment vouloir faire primer les droits humains sur ces principes, leurs critiques sont en droit de faire remarquer avec ironie qu’au moment où l’OTAN bombarde les forces armées libyennes, ses pays membres font proportionnellement très peu pour venir en aide aux réfugiés somaliens souffrant de la famine et de la crise humanitaire qui fait rage actuellement dans la corne de l’Afrique. Alors que les estimations les plus crédibles évaluaient que la répression de Tripoli avait fait entre 600 et 800 morts au moment de l’adoption de la Résolution 1973 du Conseil de sécurité – qui permettait l’intervention de l’OTAN –, l’ONU annonce que la crise humanitaire somalienne aurait déjà coûté la vie à près de 30 000 (!) enfants de moins de cinq ans. Alors que le Bureau des Nations unies de la coordination des affaires humanitaires estime avoir besoin d’un peu plus d’un milliard de dollars pour répondre à cette crise (dont moins de 50 % a été ramassé jusqu’à présent), le Pentagone laissait savoir que la seule première semaine de l’intervention en Lybie avait coûté aux (seuls) États-Unis 600 millions de dollars. De façon semblable, la ministre française du Budget laissait dernièrement savoir que l’implication de son pays avait jusqu’à présent coûté 160 millions d’euros (près de 230 millions de dollars) alors que la participation canadienne aurait jusqu’à présent coûté entre 65 et 80 millions de dollars selon les sources. Pendant que cet argent public est dilapidé, la classe politique états-unienne continue de refuser de mettre en place une assurance-santé universelle parce que cela entraînerait de trop grandes dépenses ; et les décideurs européens obligent les pays comme la Grèce, l’Espagne et l’Italie à adopter des mesures d’austérité (qui auront un effet néfaste immense sur la plus grande partie de la population de ces pays) en échange de son secours financier pour les aider à se sortir de la crise vécue ces derniers mois. Ainsi, si l’argent semble venir d’un puits sans fonds lorsque vient le temps d’intervenir en Lybie, on grogne contre ces pays qui investiraient trop dans les programmes sociaux et on rechigne à venir en aide aux millions d’affamés somaliens victimes de la guerre civile et de l’une des pires sécheresses des dernières décennies.
Qu’est-ce qui explique ce deux poids, deux mesures ? Il semble que la volonté de se débarrasser d’un dirigeant gênant et trop critique des pratiques impérialistes comme Kadhafi ait compté pour beaucoup. La question est maintenant de savoir ce que permettra de justifier la responsabilité de protéger à l’avenir et quelles en seront les conséquences à long terme. Ce qui est certain, c’est qu’une fois de plus, comme ce fut le cas à travers les siècles, les principes du droit international seront détournés et utilisés pour défendre les intérêts des gouvernements occidentaux et de leurs classes dominantes. Et une fois de plus, une frange importante de la population de ces pays donnera, sous prétexte des droits humains et de la responsabilité de protéger, son appui aux agressions de ses dirigeants qui, pourtant, n’accordent que très peu d’importance à ces mêmes principes.
[1] De manière générale, les résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU n’ont pas le pouvoir de créer des règles juridiquement contraignantes pour les États. Un large consensus existe toutefois pour dire que la Résolution 2625 est le reflet des principes fondamentaux de l’organisation juridique de l’ordre international d’après-guerre, principes qui étaient donc préexistants à cette Résolution de 1970.