Dossier : Littérature, fuite et résistance
Théâtre de combat
Au Québec, de toutes les formes littéraires, le théâtre est sans doute celle qui présente le plus systématiquement des sujets politiques et sociaux. Peut-être est-ce parce que les comédiens devant leur public occupent une position qui ressemble à celle d’un tribun ? Ou parce qu’étant produit collectivement, le théâtre peut aisément répondre à des préoccupations plus globales ? Peut-être n’y a-t-il aucune raison spécifique ? Chose certaine, depuis qu’il existe, notre théâtre de création a toujours su habilement répercuter les préoccupations contemporaines.
Le théâtre québécois a pris ce pli dès sa naissance. Gratien Gélinas s’est fait connaître par ses Fridolinades, des revues humoristiques sur des sujets souvent politiques ; il a surtout écrit Bousille et les justes, une critique sévère de la corruption des élites dans les années Duplessis. Avec Zone et Un simple soldat, Marcel Dubé reflète bien les désarrois d’une classe pauvre incapable de se sortir d’une misère dans laquelle on l’a enfermée. Michel Tremblay, quant à lui, a décliné, dans ses premières pièces, le thème de l’aliénation de la classe ouvrière sous toutes ses facettes, chez les femmes (Les belles-sœurs) ou dans la famille (À toi pour toujours, ta Marie-Lou, Bonjour, là, bonjour).
Les préoccupations sociales, voire même politiques, sont constantes dans ce qui suivra, un vaste parcours qui va de Medium saignant (1969) de François Loranger, qui interpellait le public sur la brûlante question de la langue française, à Clotaire Rapaille, l’opéra rock, présenté avec succès au Festival du Jamais lu et qui relate, de façon plus légère, les mésaventures du maire Labeaume à Québec. Si bien que ce type de théâtre occupe une telle place sur nos scènes qu’il ne nous sera possible ici que d’en donner un mince aperçu, négligeant nombre de textes, auteurs, troupes dignes de mention.
Créativité et financement privé
Parmi ce foisonnement, retenons Les guerriers de Michel Garneau comme l’un des plus beaux accomplissements d’un théâtre qui ne craint pas d’aborder des sujets chauds et franchement politiques. Présentée en 1989, cette pièce reste aujourd’hui plus pertinente que jamais, dans un Canada dont les ambitions militaires ne sont plus cachées. Racontant l’histoire de deux publicitaires qui ont dix jours pour trouver un slogan pour promouvoir l’armée canadienne, Garneau y dénonce à la fois les méfaits de la guerre, la déliquescence du milieu publicitaire, prêt à tous les avilissements pour vendre toujours plus, et la finance qui profite de tout cela avec un cynisme absolu.
Lorsque la création se met au service du pouvoir, avance Garneau, elle perd à la fois sa force et son âme. La dérision devient la source de la créativité alors que le slogan publicitaire provient de « la chose la plus colonne l’affaire la plus habitante la plus noune la plus dérisoire possible » qui vient à l’esprit, au point d’en perdre toute dignité.
C’est une leçon à retenir pour nos théâtres dont le mode de financement limite beaucoup la capacité de prendre des risques et d’exprimer des messages subversifs. Le financement privé des théâtres peut aisément étouffer les colères. Dans ce contexte, il ne faut surtout pas écorcher l’image de marque de la grande compagnie qui donne des sous, pactiser avec les gens d’affaires omniprésents dans les conseils d’administration des théâtres et remplir à fond les salles par des spectacles consensuels.
Le flambeau de la révolte et de l’indignation se passe plus que jamais dans de nombreuses troupes qui présentent leurs spectacles dans de petits théâtres, avec une belle régularité. Le théâtre de la Licorne est devenu un lieu privilégié où l’on ne cesse de mettre en scène des pièces mordantes, avec une forte portée sociale. Si le répertoire de ce théâtre s’alimente beaucoup de pièces britanniques remarquablement portées par la rage et la révolte – Gargarin way de Gregory Burke a été l’un des spectacles reflétant avec le plus de puissance ces sentiments –, plusieurs auteurs québécois se sont inscrits dans cette même lignée. On se rappelle par exemple de La société des loisirs de François Archambault qui dénonce le grand vide et la profonde médiocrité dans lesquels baignent les enfants de la société de consommation.
Théâtre documentaire
La compagnie Porte Parole est l’une de celles qui s’éloignent le plus du théâtre aseptisé apprécié par les gros commanditaires et aborde directement les questions politiques. La liste des sujets choisis par la troupe parle d’elle-même : les marchés financiers dans 2000 questions, l’industrie québécoise du textile « frappée de plein fouet par la mondialisation » dans Import/export, et l’affaire Villanueva dans une production annoncée.
Sexy béton, d’Annabel Soutar, s’intéresse à l’effondrement du viaduc de la Concorde qui a tué cinq personnes et pour lequel on n’a trouvé aucun coupable. La pièce est construite comme un documentaire théâtral, qui met en scène les véritables protagonistes de l’affaire, dont le président de la commission d’enquête (Pierre-Marc Johnson), le président de l’association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec, l’avocat Julius Grey, des victimes et des parents des victimes. Bien que s’en tenant presque entièrement à la vérité, la pièce devient un véritable suspense et révèle les pires aspects de l’affaire : impunité, liaisons mafieuses, absence d’aide et de compassion envers les victimes, effets des coupes budgétaires, etc. Tout en restant du pur théâtre, cette pièce demeure un excellent moyen de dénonciation.
Nous pouvons donc constater que l’intérêt de nos dramaturges pour les sujets sociaux et politiques est réel et correspond à une certaine spontanéité : instinctivement, et sans avoir nécessairement un projet esthétique qui articule leur approche en ce sens, nos auteurs s’intéressent de près à l’actualité, s’indignent devant les injustices et rencontrent un public qui suit leur démarche. Espérons qu’ils sauront encore trouver dans l’avenir la liberté et la marge de manœuvre qui leur permettront de poursuivre en ce sens.