No 053 - février / mars 2014

Ragoût de culture

Mark Fortier

Je sais qu’on peut aisément confondre Éric Duhaime avec un chaudron, et je pourrais démontrer sans coup férir que son essai Libérez-nous des syndicats est du manger mou pour l’esprit. Il était tout de même étonnant de le retrouver en compétition avec La mijoteuse. De la lasagne à la crème brûlée de Ricardo pour le prix du public du Salon du livre de Montréal 2013. C’est la mijoteuse qui a remporté le concours, dans l’improbable catégorie « essais / livres pratiques ». Cette cuisante défaite de l’essai contre la lasagne est-elle un sinistre présage ? Est-ce le signe que l’avenir de Montaigne et Pascal se trouve dans le rayonnage des grille-pain et des tondeuses à gazon ? C’est à craindre si l’on soumet l’économie du livre au joug des grands monopoles commerciaux.

L’automne dernier, l’idée d’une réglementation du prix des livres a été soumise à l’examen en commission parlementaire. Le Parti québécois honorait en cela une promesse électorale. Les acteurs du milieu du livre, qui emploie environ 12 000 personnes au Québec et génère plus de 700 millions de dollars en revenus par année, réclament depuis longtemps l’adoption d’une telle mesure qui viendrait en aide aux librairies, lourdement hypothéquées par la concurrence d’Amazon et des grandes surfaces.

Pour les libraires, les éditeurs et éditrices et de nombreux auteur·e·s, l’esprit d’une loi sur le prix des livres ne souffre d’aucune équivoque. Il s’agit de protéger la diffusion de la littérature, de défendre l’accès à une culture vivante et riche, ce qui n’est pas rien pour un peuple fragile comme le nôtre. Les libraires jouent un rôle unique dans la diffusion de la littérature. Pour obtenir leur statut de librairie agréée et fournir les bibliothèques, par exemple, ces commerces doivent tenir 6 000 titres, dont au moins 2 000 d’auteur·e·s québécois·es. Costco ou Wal-Mart pour leur part en proposent environ 300, pour l’essentiel des nouveautés, les meilleurs vendeurs et des livres pratiques.

Malheureusement, la seule idée d’une législation sur l’économie du livre a suffi à déchaîner les passions contre elle. Les faiseurs d’opinions en tous genres sont montés aux barricades pour défendre les intérêts des multinationales américaines et aussi d’un nombre restreint d’éditeurs québécois opposés à ce type d’intervention de l’État. Une loi qui interdit les rabais de plus de 10 % sur les nouveautés, et ce, pour une période de neuf mois, augmenterait le coût des livres et nuirait aux consommateurs, ont hurlé en chœur ces commentateurs. Ces derniers ont tôt fait d’oublier l’esprit de la loi pour n’en retenir que la lettre : le prix. Se porter au secours des grandes surfaces, en gros, c’est soutenir le lecteur-consommateur, pour reprendre une expression fort prisée par le ministre Maka Kotto.

La bête des grandes surfaces

Le lecteur-consommateur, pour ceux et celles qui l’ignorent, est une bête qui habite la jungle des Costco et des Wal-Mart. Elle y chasse les bas prix, en troupeau. L’animal se nourrit pour l’essentiel de guides de l’auto, de livres de recettes et de romans de gare, et dans son échelle de valeurs, il n’y a pas de petites économies. Les grandes surfaces, conscientes des habitudes du lecteur-consommateur, se servent du livre comme produit d’appel. Elles l’appâtent ainsi pour ensuite lui vendre du papier de toilette, du savon ou du fromage, un peu comme le chasseur laisse des pommes au sol pour piéger le chevreuil, qu’il mangera ensuite en sauce. Le lecteur-consommateur, à l’instar du chien de Pavlov qui salivait au moindre son de cloche, s’agite à la vue du rabais. Chez lui, le réflexe s’est substitué à la réflexion ; il n’agit pas, il a des comportements. Il est l’antithèse même d’un être de culture. On peut donc s’étonner de l’insistance avec laquelle les libéraux, les caquistes et certains chroniqueurs se portent à sa défense, voire l’érigent en figure totémique de notre vie commune.

Réduit à un prix, le livre perd toutes ses qualités, car le 15 dollars de la Mijoteuse à Ricardo équivaut au 15 dollars d’un Tolstoï. C’est peut-être ce qui explique que les foires commerciales confondent les livres de cuisine et les essais. À coup sûr, cela explique qu’on ait pu entendre Joseph Facal soutenir sur les ondes de Radio-Canada que les rabais généreux d’Amazon rendent la lecture accessible aux gens de peu. En empêchant Costco de vendre le dernier Marie Laberge à 17,95 $ au lieu de 26,95 $, renchérit Alain Dubuc, on freine les ardeurs des acheteurs, on réduit le nombre de ventes et bien sûr on décourage ceux qui sont le moins attachés à la lecture. Poussant l’argument un peu plus loin, d’aucuns ont soutenu qu’une telle politique favoriserait l’analphabétisme. Rien de moins.

On trouve pourtant des lieux plus propices à encourager les habitudes de lecture que les allées glauques d’un Wal-Mart. Il existe même un lieu où les livres sont gratuits et accessibles au plus grand nombre : la bibliothèque publique. Une telle institution rend la possession individuelle du livre conditionnelle à l’usage (la lecture), elle repose ainsi sur une conception non marchande de l’appropriation, ce qui explique sans doute pourquoi messieurs Dubuc et Facal en ont oublié l’existence. Ce qui distingue le livre des sardines, c’est que son mode de consommation est également un mode d’appropriation de la culture, une manière exceptionnelle d’accéder aux savoirs et aux idées que brasse l’humanité. Cette forme d’appropriation n’a rien à voir avec les modes de l’accumulation marchande, et c’est précisément ce que libraires et éditeurs tentent de faire admettre à l’État.

Les expériences à l’étranger

Les commentateurs à gages qui sévissent dans nos médias raffolent des généralités creuses parce qu’elles les dispensent d’étudier les cas particuliers, aussi bien dire de penser. Il est difficile de déterminer les effets d’une politique du prix réglementé, encore plus de savoir si elle aidera les petites librairies. Mais puisque plusieurs pays ont légiféré sur le sujet, à l’exception notamment des pays anglo-saxons, il est possible de réfléchir à la question autrement qu’en générant des pétitions de principe ou des artifices rhétoriques. La Grande-Bretagne, par exemple, a abandonné en 1995 le Net Book Agreement, qui laissait aux éditeurs et éditrices le soin de décider du prix des livres. Depuis, la vente des livres stagne, leur prix augmente et le nombre de librairies dégringole. En comparaison, en France, où la loi Lang est en vigueur depuis 1981, le prix des livres a baissé de 7,6 % depuis 1996, les ventes ont augmenté de 5,4 % et les parts de marché des librairies indépendantes se sont maintenues.

Aux États-Unis, où aucune loi ne protège les éditeurs et les libraires indépendants, le monde du livre est désormais l’affaire de puissants oligopoles pas très bien disposés envers leurs salarié·e·s et totalement dévoués à la loi des hauts rendements sur l’investissement. Le grand éditeur André Schiffrin parle à cet égard d’un monde de l’édition sans éditeurs, d’une société où les mots sont désormais soumis à la censure de l’argent. L’homme, qui a près de 50 ans de métier, ne doute pas une seconde des bienfaits des interventions de l’État : « Quand j’étais jeune, il y avait 330 librairies à New York. Maintenant il y en a moins de trente, y compris celles des chaînes. Car il n’y a aucun contrôle des loyers et il n’y a pas de prix réglementé. Les libraires perdent donc tous les revenus des best-sellers, parce que quelqu’un d’autre plus puissant peut les vendre moins chers à côté. Costco a déjà vendu en Angleterre les Harry Potter pour une livre sterling plutôt que vingt, histoire de faire rentrer des clients dans son magasin… C’est une décision du gouvernement de permettre ainsi un monopole. »

Qui fixe les prix ?

La loi sur le prix réglementé n’est pas une attaque contre les consommateurs et consommatrices. C’est une mesure vexatoire contre les monopoles. La différence est de taille et quiconque en prend conscience réalise que cette intervention de l’État, loin de nuire au libre marché concurrentiel, va le défendre. Lorsque Marie Laberge a annoncé qu’elle comptait vendre directement ses livres numériques, certains ont clamé qu’elle s’émancipait des intermédiaires que sont les diffuseurs et les libraires. En réalité, elle a signé une entente d’exclusivité avec Apple. Elle a donc simplement changé d’intermédiaire, favorisant un monopole au détriment d’un authentique marché.

Les monopoles, par définition, n’existent que pour fixer les prix, contrôler la production et contrôler la demande. Depuis Rockefeller, c’est la distribution qui est le nerf de la guerre qu’ils mènent au petit commerce. Du moment où une entreprise maîtrise la circulation d’un bien, il devient un jeu d’enfant d’étendre son empire sur le reste. La justice américaine vient de condamner Apple pour « avoir conspiré afin de fixer le prix des livres numériques ». En Angleterre, plusieurs éditeurs se plaignent que les monopoles de diffusion, sur Internet notamment, leur imposent des lignes éditoriales, discutent des maquettes de livres, exigent des remises plus grandes.

Il y aura toujours quelqu’un pour fixer le prix des livres. Reste à savoir qui des grandes entreprises commerciales ou des éditeurs est le plus à même d’exercer ce privilège.

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