Dossier : après-crise ou crise permanente ?
Quand la crise dure et perdure sans fin !
Dans les démocraties occidentales, le peuple est réputé « souverain ». À lui de choisir, lors des élections, qui sera au pouvoir. Depuis l’avènement du suffrage universel, les électrices et électeurs des systèmes électoraux dits démocratiques sont investis d’une capacité d’action apparemment fort enviable. Mais la classe dirigeante forme quant à elle un petit groupe sélect, une élite qui veut façonner le monde conformément à ses intérêts, selon le politologue Gaetano Mosca. D’où son intérêt à voir la crise du modèle politique associé au welfare state se prolonger le plus longtemps possible.
La démocratie serait le moins mauvais de tous les régimes politiques. Dans les faits, elle est plutôt un miroir aux alouettes. Les élections démocratiques cachent une idée restrictive de la participation politique. À partir du moment où la participation citoyenne à la vie politique se limite à choisir ses député·e·s, toutes les autres formes de participation lui sont à toutes fins utiles niées.
Une analyse percutante et toujours actuelle de la classe dirigeante
Mosca affirme d’entrée de jeu : « Dans toutes les sociétés – depuis celles qui sont très peu développées et ont à peine atteint l’aube de la civilisation jusqu’aux sociétés les plus avancées et les plus puissantes – deux classes d’hommes apparaissent, une classe qui dirige et une classe qui est dirigée. La première classe, toujours la moins nombreuse, remplit toutes les fonctions politiques, monopolise le pouvoir et profite des avantages qu’il procure, alors que la deuxième, la plus nombreuse, est dirigée et commandée par la première d’une manière plus ou moins légale, plus ou moins arbitraire ou violente [1] »
La classe dirigeante se trouve confortablement installée dans sa fonction d’exercer un pouvoir qu’elle veut sans partage. Le pouvoir des électrices et électeurs s’éteint dès le moment où ils ont voté. Les élus n’exécutent pas la volonté populaire, mais leur propre volonté. De là à proposer que les membres de l’élite au pouvoir se spécialisent dans l’art de berner le peuple, il y a un pas que nous osons franchir.
En fait, les membres de l’élite dirigeante agissent conformément à leurs intérêts spécifiques. Ils se succèdent au pouvoir sans mettre de l’avant un véritable programme alternatif. Les intérêts du plus grand nombre sont rarement pris en compte. C’est ce qui explique pourquoi nous nous retrouvons pour le moment dans un modèle de développement de crise sans fin.
La crise du modèle politique associé au welfare state
Du lendemain de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la crise des années 1970-1980, l’action politique partisane dans les pays de l’Ouest va se fonder sur le culte du changement, à des vitesses variables faut-il préciser. Au Québec, il faut attendre la mort de Duplessis, en 1959, pour que la notion de changement se retrouve dans les discours des dirigeants politiques. Or, ce modèle politique construit sur la valorisation du changement entre en crise dès lors que le projet de transformation de la société centré sur les idéaux d’égalité sociale commence à être remis en question.
Quelque part à partir du milieu des années 1970, les thématiques du changement et du progrès social s’amenuisent. Les grandes réformes économiques, sociales et culturelles, issues de la Révolution tranquille, sombrent dans la routine bureaucratique. Les promesses d’une participation effective des citoyennes et citoyens à la vie collective ne sont pas réalisées. Durant cette même décennie, commence à poindre le début de la crise du financement de l’État-providence.
Dans la foulée des contre-réformes engendrées par les exigences de la mondialisation néolibérale, le modèle politique associé au welfare state va s’effriter. Nous passons du welfare state (État du bien-être) au workfare state, c’est-à-dire la mise au travail forcé pour les prestataires de l’assurance-chômage – rebaptisée par la suite assurance-emploi – et les bénéficiaires de l’aide sociale. La baisse des impôts des particuliers a pour effet de fragiliser les finances publiques. L’État prétend qu’il n’a plus les moyens de financer certains programmes sociaux. S’imposeront donc, comme une fatalité incontournable, des mesures d’austérité, des compressions budgétaires et d’effectifs dans le secteur public, la privatisation de certains services, le désengagement de l’État face à ses responsabilités, la déréglementation, etc.
Une crise sans fin !
Avec la crise des années 1970 et 1980, nous assistons à la perte de l’espoir de poursuivre sur l’élan des réformes progressistes des années précédentes. Les nouvelles visions de l’avenir telles que dessinées par le Fonds monétaire international, la Banque mondiale de développement, l’OCDE et les chantres du néolibéralisme deviennent de plus en plus pessimistes. Contrairement aux promesses d’une croissance continue et ininterrompue, le futur peut désormais prendre l’allure de la régression sociale, de l’austérité, du chômage et de la précarisation du travail. Et pendant ce temps, plus les salarié·e·s créent de la richesse, plus cette nouvelle richesse est mal partagée. Elle se concentre entre les mains d’une infime minorité de personnes très privilégiées et très proches de l’élite au pouvoir. Ainsi dure et perdure la crise qui semble sans fin !
Est-il nécessaire de préciser que, comme l’avait si bien vu Mosca, les dirigeant·e·s du monde des affaires sont capables plus que jamais d’influencer directement les membres de l’élite gouvernementale. C’est ce qui explique pourquoi nous sommes dans une période historique qui met à mal nos gains de jadis.
[1] Gaetano Mosca, The Ruling class, New York, McGraw-Hill, 1939, cité par Colette Ysmal, « Élites et leaders », Traité de science politique, Tome 3, Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Paris, PUF, 1985, p. 605-606.