Dossier : Après-crise ou crise permanente ?
L’assujettissement à la finance
La crise financière de 2008 aura permis de mettre en lumière la formidable puissance du secteur financier dans les économies occidentales. Cette sphère financière qui pouvait sembler totalement décrochée du réel avec ses produits dérivés exotiques, comme les hedge funds ou des fonds spéculatifs sur la météo, a montré à quel point elle était en mesure de dévaster l’économie réelle.
Après la débâcle des Lehman Brother de ce monde, les espoirs étaient grands de voir dans l’après-crise une ère de mise au pas des géants de la finance. Hélas, non seulement nous ne sommes pas véritablement sortis de la crise (structurelle), mais la sphère financière n’a mis que quelques années à retrouver sa toute-puissance.
La prestigieuse firme de consultants McKinsey publiait dès 2011 une importante étude comptabilisant la valeur de l’ensemble des actifs financiers « classiques » sur la planète (marchés boursiers, titres obligataires gouvernementaux et privés, prêts bancaires, etc.). En 2010, soit deux ans après la crise financière, ils représentent 212 000 milliards de dollars (G$) ; en 1990, ils ne représentaient que 54 000 G$, soit environ une augmentation du quadruple en 20 ans. Durant la même période, la valeur de tous les biens et services produits sur la planète (le PIB) n’a augmenté que de 2,8 fois [1].
Bien plus, si on ajoute à ces actifs financiers classiques ce qu’on appelle les « produits dérivés » – c’est-à-dire cet ensemble d’instruments financiers qui se sont multipliés à une vitesse folle depuis les années 1980, des produits dont la valeur est fixée à la valeur future d’autres produits financiers –, on arrive à des sommes tout simplement vertigineuses. En 1990, la valeur des produits dérivés était de l’ordre de 3 450 G$ ; en 2010, 434 000 G$ – 125 fois plus en 20 ans [2] !
Une sphère financière gigantesque
La conséquence est simple : en moins de 20 ans, la sphère financière occupe maintenant une place démesurée par rapport à l’économie réelle. Le graphe et le tableau présentés ici illustrent de manière éloquente ce phénomène. Alors que l’ensemble de la sphère financière représentait environ 2,6 fois l’économie réelle en 1990, elle représente aujourd’hui plus de 10 fois l’économie réelle.
Cette enflure démesurée a trois conséquences majeures.
Premièrement, on le constate, il y a une déconnexion complète entre la croissance de la sphère financière et celle de l’économie réelle. Pendant une grande partie de l’histoire du capitalisme, les produits financiers étaient l’« huile dans l’engrenage » économique. Sa croissance allait de pair avec celle de la production et du commerce. Mais sur une très courte période, l’excroissance de la finance est à ce point énorme qu’elle s’autonomise de la dynamique économique réelle, elle « s’affranchit de plus en plus des bases de l’économie réelle, la finance ne parle plus qu’à la finance [3] ».
En revanche, deuxièmement, son autonomie ne la rend pas inoffensive. En réalité, elle produit une dynamique asymétrique. D’une part, sa croissance et les profits démesurés qu’elle génère sont basés, ultimement, sur l’activité économique réelle. La valeur des produits financiers spéculatifs s’appuie sur l’évolution de celle de la production très concrète de marchandises. Ainsi, les fonds spéculatifs sur les produits agricoles génèrent une plus-value formidable sur la base de récoltes (ou de pénuries). Cela dit, en vertu d’un principe d’escalier, l’économie réelle se retrouve très loin dans le processus ; au final, on spécule sur des produits financiers spéculant eux-mêmes sur des produits financiers spéculatifs, dans une chaîne virtuellement sans fin.
D’autre part, et c’est là que réside l’asymétrie, les crises générées par la spéculation dans la sphère financière retombent directement sur l’économie réelle et produisent des effets dévastateurs. La crise financière de 2008 l’a démontré : la débâcle de produits financiers pourris accolés à la fragilité de l’endettement hypothécaire des ménages a plongé l’économie mondiale – en premier lieu celle des États-Unis – dans une des pires crises économiques depuis la dépression des années 1930. Au bout du compte, les propriétaires de ces actifs financiers sophistiqués s’enrichissent sur la base d’activités économiques réelles, lesquelles ne bénéficient pas de ces profits, mais en subissent la déconfiture.
Troisièmement, cette hypertrophie de la sphère financière a d’autres conséquences bien réelles, politiques celles-là. L’enrichissement des détenteurs de capitaux financiers combiné à la stagnation des revenus réels des travailleurs et travailleuses depuis le milieu des années 1970 a causé les inégalités économiques que l’on sait. Or, ces inégalités économiques nourrissent un débalancement du pouvoir politique. Car les détenteurs des capitaux financiers ont un pouvoir réel, tout simple : leur richesse leur permet d’influencer les plus hautes sphères publiques en finançant les campagnes électorales, divers lobbies ou simplement la discussion publique par des investissements massifs en opérations de relations publiques de toutes sortes.
Cette influence demeure difficilement mesurable, quantitativement. Néanmoins, elle reflète une nouvelle asymétrie du pouvoir financier et politique. La financiarisation de nos économies agit selon sa propre logique, détachée de l’économie réelle, et ponctionne cette dernière de la valeur qu’elle crée légitimement. Le secteur financier « vogue sans refléter la réalité du secteur de la production. Ce dernier est obligé de transférer de plus en plus de richesse vers le secteur financier, la création de richesse est ainsi confisquée. [...] Ainsi le secteur financier domine le secteur de la production et contraint les autorités à se mettre à son service dans leurs politiques monétaires et financières [4] ».
Contrôler les royalistes économiques
Or, ces « autorités » (réglementaires, législatives, institutionnelles) devraient fondamentalement être contrôlées par le politique. Mais ce sont, pour reprendre les mots de Roosevelt, les « royalistes économiques » qui ont pris le contrôle de l’économie, de la société et, surtout, de la sphère politique. En effet, le 27 juin 1936, il livre un discours devenu célèbre devant la Convention nationale démocrate, qui a été baptisé par la suite « Un rendez-vous avec le destin ». Il se félicitait, notamment, d’avoir réussi au cours de son premier mandat à réduire le rôle et le pouvoir de ce qu’il appelait les « royalistes économiques », c’est-à-dire les maîtres de la finance qui avaient, selon lui, volé le rêve américain des travailleurs et des petits entrepreneurs, cause véritable de la crise économique des années 1930 : À partir de cette civilisation moderne, les royalistes économiques ont sculpté de nouvelles dynasties. De nouveaux royaumes ont été construits sur la concentration de leur contrôle sur les choses matérielles. [...] Il n’y avait pas de place au sein de cette royauté pour nos milliers de petits entrepreneurs et commerçants qui cherchaient à faire un usage digne du système américain d’initiative et de profit. Ils n’étaient pas plus libres que le travailleur ou l’agriculteur. Même les hommes nantis honnêtes et progressistes, conscients de leurs obligations envers leur génération, n’ont jamais pu trouver exactement leur place dans ce schéma dynastique des choses [5].
Or, voilà les pouvoirs économique et politique réunis : les princes de la finance influencent la dynamique des relations de pouvoir politique. N’est-ce pas, dans les mots de Roosevelt, la faillite d’Obama à réformer la sphère financière ? Car rien n’a changé : les règles du jeu des acteurs du monde financier n’ont, à peu de choses près, pas été modifiées. L’accélération de la financiarisation demeure adossée à l’endettement public et à celui des ménages, étant donné que les deux tiers du moteur de la croissance économique sont mûs par la consommation adossée à l’endettement tout comme celui de la sphère publique.
À la fin de 2009, au cours d’une conférence internationale, l’économiste italien et membre du Comité exécutif de la Banque centrale européenne Lorenzo Bini Smaghi demendait, dans un texte plus que jamais d’actualité : « Has the financial sector grown too big ? » Question à laquelle il répondait « oui » sans équivoque. Et à laquelle il est urgent de trouver des solutions [6]. Car Obama ni aucun autre politicien en place en Occident n’ont réussi à assujettir la finance aux impératifs collectifs. Inversement, la sphère financière poursuit son excroissance aux dépens des choix collectifs. Aurons-nous, enfin, la force politique, sociale et communautaire de nous opposer à ces dynamiques profondément liberticides et inégalitaires ?
[1] Charles Roxburgh, Susan Lund et John Piotrowski, Mapping global capital markets 2011, McKinsey Global Inst., 2011. L’augmentation du PIB est calculée à partir des données du FMI.
[2] Estimations de l’International Swaps and Derivatives Association, qui sont plus conservatrices que celles de la Banque des règlements internationaux qui chiffre la valeur des produits dérivés à 600 000 G$ pour 2010.
[3] Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Paris, Raisons d’agir, 2008, p. 94.
[4] Bernard Élie, « Un monde dominé par le secteur financier », in Bernard Élie et Claude Vaillancourt (dir.), Sortir de l’économie du désastre : austérité, inégalités, résistances, Montréal, M éditeur, 2012, p. 55.
[5] Franklin D. Roosevelt, Great speeches, Mineola, NY, Dover, 1999, p. 48-49. Notre traduction.
[6] Lorenzo Bini Smaghi, « Has the financial sector grown too big ? », European Central Bank, Discours au Nomura Seminar, Kyoto, 15 avril 2010.