Dossier : Après-crise ou crise permanente ?
Une accumulation de la richesse sans croissance
Entrevue avec Éric Pineault
À bâbord ! : La crise de 2007-2008 semble-t-elle résolue ? Sommes-nous passés à autre chose ?
Éric Pineault : Nous sommes passés à autre chose, mais les problèmes ne sont pas résolus ! Nous avons connu une économie très fragile financièrement. Il reste des îlots de fragilité, au Canada en particulier, à cause de l’endettement des ménages, alors que le problème est en grande partie résorbé aux États-Unis. Mais cette crise financière s’est surtout transformée en un problème de stagnation. Par contre, se développent parallèlement d’autres secteurs atteints par une nouvelle fragilité financière. Nous sommes sortis de la crise financière en tant que telle, mais nous nous retrouvons dans un état permanent de fragilité et de stagnation.
ÀB ! : Croyez-vous qu’il est juste de qualifier de « crise permanente » la situation actuelle ?
É.P. : Nous sommes dans un contexte particulier où l’élite d’affaires ne ressent pas le besoin de revenir à une économie avec une forte croissance. Pour elle, il n’y a donc pas de crise. Elle s’accommode très bien de cette stagnation. Il n’y a pas de reprise à cause des intérêts de cette élite, qui voit plutôt cette immobilité comme une occasion de renforcer une politique de déstabilisation et de réforme de l’État et des rapports sociaux. Les profits des entreprises sont rétablis, les profits financiers sont plus lents, mais ils reviennent eux aussi, la part de richesse des dominants est en augmentation. On a de plus en plus recours à l’entreprise privée. On lui cède les ressources naturelles en croyant que leur exploitation est une solution miracle contre la stagnation. Les capitalistes veulent la croissance si elle leur donne des profits. Mais s’ils peuvent obtenir des profits sans croissance, ils n’y voient aucune objection : c’est encore moins forçant pour eux !
ÀB ! : On a mis en place une série de réglementations des banques et de la finance. De façon générale, en quel sens va cette réglementation et est-elle efficace ?
É.P. : Il y a des réglementations à l’échelle nationale, qui peuvent appartenir à différentes approches. D’autres réglementations s’effectuent à l’échelle internationale. Certaines pratiques quasi réglementaires se sont développées pendant la crise. Les États ont réagi pendant cette période en appuyant leurs banques. Un des dispositifs au cœur de leur sauvetage était que les banques centrales achetaient des actifs ou les empruntaient aux banques. Cet échange de monnaie produite par les banques centrales – la plus pure sur le plan financier – contre des actifs financiers toxiques a normalisé et légitimé les innovations financières douteuses qui ont provoqué la crise, ce qui n’est pas très dissuasif. C’est comme si une banque acceptait de rembourser un chèque sans valeur !
ÀB ! : Et que demande-t-on aux banques aujourd’hui ?
É.P. : On a identifié une nouvelle catégorie de banques qualifiées de « systémiquement importantes » : des institutions tellement imbriquées dans le système financier international que leur chute provoquerait une catastrophe. Il y en a une vingtaine (la Banque Royale du Canada est la seule banque canadienne à faire partie du club). On créera un dispositif de surveillance particulier pour elles, à cause de leur pouvoir démesuré. On reconnaît ici, enfin, un problème majeur : le milieu de la finance est bel et bien dominé par un oligopole. Les banques doivent maintenant conserver un certain pourcentage d’actifs qu’elles peuvent rapidement vendre pour pouvoir faire face à une éventuelle crise de liquidité. L’intention est bonne, mais ce système ne peut pas vraiment fonctionner, parce que quand il y a une crise financière, tout le monde veut avoir de la liquidité. La demande est alors si grande qu’après un certain temps, il ne peut plus y en avoir ! Ça me semble donc peu efficace comme mécanisme de gestion de crise.
ÀB ! : A-t-on trouvé des façons plus efficaces d’agir ?
É.P. : On cherche aussi à empêcher les banques de spéculer pour leur propre compte. En théorie, aux États-Unis, cette pratique est désormais interdite. Mais si une banque est capable de prouver qu’elle spécule seulement pour tenir sa place dans le marché, il n’y a plus de problème. Comme ces cas sont très arbitraires, on pourra tout faire passer sur le dos de cette pratique. Le milieu des banques se réjouit de cette loi. Il y a de quoi : il s’agit d’une mesure bidon !
ÀB ! : Comment expliquer tant d’inefficacité ?
É.P. : Aux États-Unis, certains juristes se penchent sur la question. Ils parlent de « capture cognitive ». L’élite financière aurait « capturé » les instances de réglementation. Les banques ont tout de même un intérêt à ce qu’il y ait une certaine stabilité économique ; mais ce qui a été mis en place ressemble dans les faits à une autoréglementation, avec les limites de ce genre d’exercice.
ÀB ! : Peut-on envisager quelle sera la prochaine crise financière ? Quels sont les signes les plus inquiétants dans ce que vous pouvez observer ?
É.P. : La politique de la Réserve fédérale américaine d’injecter beaucoup de liquidité dans l’économie a pour effet de créer une bulle dans les actions, mais il s’agit d’une bulle relativement limitée. Cette institution a cependant mentionné, un jour, qu’elle arrêterait cette politique de liquidité. Ce qui a eu un effet immédiat : les devises de la Turquie, de l’Inde et du Brésil ont littéralement chuté. Il a fallu que le président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, fasse de nouvelles déclarations dans le sens contraire ! C’est que cette injection de liquidité passe par les banques américaines et se rend dans les pays émergents où se déroule une importante spéculation. On revient ainsi à une situation plus classique où les bulles se gonflent à l’extérieur du centre que sont les États-Unis. Il pourrait donc y avoir un retour aux crises locales et tournantes, comme celles qui ont frappé le Mexique ou le Sud-Est asiatique dans les années 1990.
ÀB ! : Une crise de l’ampleur de celle de 2007-2008 vous semble donc peu probable ?
É.P. : On peut toujours se tromper, mais je n’en vois pas à l’horizon. Le plus grand danger pourrait en fait venir de la Turquie. Lors de la dernière crise dans ce pays, les banques européennes ont acheté les plus importantes banques turques. S’il y a une nouvelle crise, les banques européennes seront donc touchées les premières, ce qui pourrait avoir un effet domino. Il y aurait donc là un foyer de crise globale qui proviendrait d’un lien particulier entre l’Europe et un pays émergent.
ÀB ! : On veut résoudre les problèmes environnementaux par des solutions purement capitalistes, comme la Bourse du carbone et l’économie verte. Comment est-il possible de libérer l’environnement du joug de la finance ?
É.P. : Il faut bien sûr chercher des solutions non capitalistes aux problèmes écologiques. Il faut faire une critique radicale des solutions qui passent par les marchés financiers et par l’« innovation financière ». Dans le cas de la Bourse du carbone, le problème est qu’on trouvera inévitablement des moyens de contourner les plafonds fixés de « droit de polluer ». Il faut aussi se méfier du paradoxe de l’économie verte, selon lequel les gains en efficacité sont annulés par une plus grande consommation d’énergie. Les solutions pour éviter ces travers sont carrément politiques. Il faut aussi avoir un imaginaire socialiste écologiste, et tant que nous n’aurons pas intégré cet imaginaire, en tant que progressistes, nous resterons accros à la croissance.
ÀB ! : Au fait, qu’en est-il de la fameuse Bourse du carbone ?
É.P. : À Montréal, elle existe depuis le mois de novembre dernier. L’activité est faible pour le moment. En Europe, cette Bourse est davantage utilisée. Mais il n’y a pas eu d’effet de bulle. Quant au résultat, qui visait à limiter la consommation de carbone et à s’attaquer à la cause des changements climatiques, il est nul… Cette Bourse n’est vraiment pas un succès.
ÀB ! : Que serait-il possible de faire afin de ne pas répéter les mêmes erreurs commises et pour orienter l’économie sur une nouvelle voie ?
É.P. : Il existe présentement un blocage politique et stratégique qui provient du pouvoir gigantesque d’une classe qui s’est constituée pendant les 15 dernières années. L’État est « capturé » par le milieu des affaires. Il faut donc une réponse forte à cette situation, une prise de conscience, une mobilisation à la hauteur de cet immense pouvoir, ce qui implique un travail considérable pour la stimuler.