La communauté sourde québécoise

No 053 - février / mars 2014

La communauté sourde québécoise

Une minorité linguistique en lutte !

En avril 2013, lorsqu’on discutait sur toutes les tribunes du projet de loi 14 portant sur l’avenir du français, un animateur de la radio de Radio-Canada a eu une réaction de surprise lorsqu’une collaboratrice de l’émission, Eve-Lyne Couturier, lui a mentionné qu’une coalition d’organismes représentant la communauté sourde du Québec demandait un amendement à la Charte de la langue française pour y inclure une reconnaissance officielle de la langue des signes québécoise (LSQ).

Une réaction de surprise dont le ton cachait mal son a priori et tout aussi mal sa condescendance : les Sourd.e.s [1] sont des handicapé.e.s, leurs signes sont des gestes expressifs certes, mais qui ne sauraient se qualifier au rang de langue… Pourtant, il existe des centaines de langues signées, des groupes de recherche y consacrent leurs travaux dans de nombreuses universités et les personnes sourdes, à travers le monde, s’organisent en une grande communauté culturelle et politique vivante et active (avec festivals de toutes sortes, associations diverses, mobilisations du niveau local à l’international, Journée mondiale des Sourds, etc.). Cette attitude qui, cette fois-là, s’est manifestée dans la réaction de l’animateur reste pourtant omniprésente et il est vital d’en déconstruire les prémisses. Cette reconnaissance officielle pleine et entière de la LSQ, il y a plus de 25 ans que la communauté sourde québécoise la revendique. Elle serait un marqueur symbolique important reconnaissant publiquement l’identité culturelle que les communautés sourdes affirment être la leur depuis… des siècles. Cette reconnaissance établirait un levier nécessaire pour faire valoir nos droits et améliorer sensiblement les possibilités réelles de notre participation sociale, en commençant par la possibilité, sans équivoque, d’avoir accès à une éducation dans notre langue. Au moment de la discussion sur le projet de loi 14, des organismes de la communauté sourde ont déposé un mémoire en commission parlementaire et ont reçu un accueil unanime et chaleureux de l’ensemble des député·e·s présent·e·s. Ce n’était pas la première fois. Le projet de loi maintenant sabordé, il semble bien que la reconnaissance officielle de la LSQ nécessitera, encore, de nouvelles mobilisations des militantes et militants sourds.

Des revendications anciennes

La tension entre une approche médicale de la surdité et une perception qui prenne en compte une diversité linguistique ne date pas d’hier. Aristote, déjà, rangeait les Sourd.e.s hors de l’humain, l’humanité se vérifiant selon lui à la profération de paroles vocales. Platon, lui, reconnaissait dans les gestes des Sourd.e.s une véritable langue [2]. Cet antagonisme traverse l’histoire et marque jusqu’à aujourd’hui la vie des personnes sourdes de façon fondamentale. Au 19e siècle, avec la montée d’une idéalisation du corps comme nouvelle norme, on verra se développer une médicalisation de la surdité et avec elle, la prolifération des moyens techniques pour l’éradiquer. Le cornet acoustique étant le plus ancien et l’implant cochléaire le plus high tech. Du 19e siècle à aujourd’hui, des Sourd·e·s opposent la même réponse : nous ne sommes pas à réparer ! En 1880, le deuxième congrès sur l’éducation des Sourd.e.s a eu lieu à Milan. Il a été mis sur pied par des défenseur.e.s d’une éducation oraliste, c’est-à-dire une éducation centrée sur la rééducation de la voix et l’apprentissage de la parole. Des descendant.e.s de la pensée d’Aristote, en somme. Au terme de ce congrès, des résolutions ont été adoptées recommandant l’interdiction des langues signées. L’interdiction a frappé tout l’Occident. À la suite de celle-ci, les professeurs sourd.e.s et signant.e.s ont été congédiés et des mesures coercitives ont été appliquées pour empêcher les enfants de signer : attacher les mains des écolier.e.s dans leur dos et empêcher les plus vieux et vieilles de côtoyer les plus jeunes pour neutraliser la transmission de la langue ne sont que quelques exemples. La date est traumatique. N’y a-t-il pas là une entreprise d’acculturation violente ? Qui dans la gauche militante active d’aujourd’hui s’en indigne avec nous ? Bien sûr, les Sourd·e·s n’ont pas arrêté de signer. D’ailleurs, 1880 marque aussi le début des associations sourdes de défense des droits [3]. Il faudra attendre les années 1970 pour que s’amorce une lente, trop lente, transformation des rapports de domination aggravés par le congrès de Milan. Le Québec n’est pas en reste : aujourd’hui encore, ce sont la médicalisation et l’oralisme qui sont le plus souvent perçus par les parents et présentés par le personnel médical et paramédical comme étant « le meilleur choix pour le bien de leurs enfants », et cela malgré les luttes de reconnaissance identitaire des Sourd·e·s et à l’encontre des prises de position contre l’implantation cochléaire précoce. En 2010 a eu lieu à Vancouver le 21e congrès sur l’éducation des Sourds. Une déclaration y a été signée annulant les résolutions du congrès de Milan, demandant pardon pour les torts infligés et recommandant un enseignement bilingue [4]. Les transformations concrètes se font toutefois toujours attendre. Parions qu’elles ne s’obtiendront pas sans lutte. Le peuple de l’œil peut-il maintenant compter sur votre solidarité ?


[1Dans ce texte, le terme « Sourd », qu’il soit utilisé comme nom propre ou comme adjectif, c’est-à-dire qu’il soit écrit avec une majuscule ou une minuscule, fait référence à un groupe d’individus partageant une histoire, une langue et une culture communes, et non leur seule condition physiologique de surdité.

[2Pour en apprendre davantage, on lira l’excellente thèse de philosophie d’Andrea Benvenuto, « Qu’est-ce qu’un sourd ? De la figure au sujet philosophique », Université Paris 8, 2009.

[3Florence Encrevé, Les Sourds dans la société française au XIXe siècle, idée de progrès et langue des signes, Paris, Créaphis éd., 2012.

[4La déclaration est disponible [en ligne->www.milan1880.com/Resources/iced2010statement.pdf].

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur