À l’abri, derrière les classiques

No 088 - été 2021

Culture

À l’abri, derrière les classiques

Anthony Glinoer

La proposition d’établir une liste de classiques québécois à lire à l’école soulève des interrogations plus vastes sur la place de la littérature et du livre dans notre société. Mais qu’est-ce donc qu’un classique ? Et à quoi cela sert-il ?

Le ministre de l’Éducation du Québec, Jean-François Roberge, a accueilli avec un enthousiasme prudent la proposition de la Commission de la relève de la Coalition avenir Québec (CAQ). Celle-ci vise à « rassembler les citoyens de toutes origines autour d’une culture commune », représentée par une liste de classiques de la littérature québécoise destinée aux élèves. L’idée est riche, juge le ministre, mais afin de ne pas menacer « l’autonomie professionnelle des enseignants », la liste des « incontournables québécois » ne serait pas établie par les politicien·ne·s, mais par des expert·e·s [1].

Tant parmi les représentant·e·s politiques que dans le milieu de l’enseignement de la littérature, la proposition a été reçue de manières contrastées. Elle a été célébrée par certaines personnes en raison du caractère formateur de la lecture des classiques, ou encore pour la barrière que la lecture de ces classiques québécois représenterait pour contrer une supposée déperdition culturelle – incarnée, selon les jeunes de la CAQ, par les téléséries états-uniennes de Netflix.

En revanche, plusieurs se sont élevé·e·s contre une vision jugée réductrice de la littérature et de la culture : une liste de classiques mettra autant en jeu les œuvres qui s’y trouvent que celles qui en ont été exclues.

Les classiques à l’école

Le débat sur l’adoption, voire l’imposition d’une liste de classiques n’a rien de nouveau. Sans doute est-il aussi ancien que la réflexion sur la littérature elle-même. Du moins en trouve-t-on déjà une forme avancée chez Aulu-Gelle, qui, au IIe siècle, a rassemblé dans ses Nuits attiques des extraits d’œuvres des grands auteurs du passé. Depuis cette époque, la question de ce qu’est un classique n’a pas été résolue. L’écrivain Italo Calvino, auteur de Pourquoi lire les classiques, n’en proposait pas moins de quatorze définitions, non mutuellement exclusives.

Toutes les définitions [2], cependant, considèrent comme « classiques » les œuvres qui résistent à l’épreuve du temps : elles continuent d’être lues par-delà de l’époque de leur création. De cette résistance, on infère que l’œuvre classique possède des qualités qui lui ont permis de demeurer pertinente aux yeux des générations suivantes. Il y a quelque chose de rassurant dans la permanence des classiques : le passage du temps les a transformés en monuments sous lesquels on se met à l’abri. Leur grandeur nous protège, en quelque sorte.

Lorsqu’on milite pour que les classiques soient lus en priorité, c’est qu’on croit que leur lecture aura un effet transformateur sur la lectrice ou le lecteur. Avec l’aide de l’enseignant·e, cette lecture contribuera, plus que toute autre, à former son jugement et à ajouter une profondeur historique à sa compréhension du monde. Selon ce raisonnement, une tête bien faite aura été remplie par les bonnes lectures.

Remplie par qui ? C’est à l’école que cette responsabilité incombe, du primaire à l’université. Il faut donc s’interroger à la fois sur les classiques et sur leur transmission. L’idée non seulement d’enseigner les classiques, mais d’enseigner par les classiques a été mise en œuvre à l’Université de Chicago dans les années 1930 et 1940. En 1940, le livre de Mortimer Adler How to Read a Book : The Art of Getting a Liberal Education soutenait l’idée que la lecture des « Great Books » permettait de devenir un meilleur lecteur et ultimement un meilleur individu. Entouré d’une équipe, Mortimer Adler a développé en véritable pratique pédagogique la lecture des « Great Books of the Western World », s’appuyant sur une collection de rééditions et sur le Syntopicon, une série de 102 « Great Ideas » destinée à aider les lecteurs à naviguer dans le corpus des Great Books. Ces programmes d’études ont peu à peu disparu, mais ils connaissent encore des occurrences : l’Université Laval a créé récemment un « Certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidentale ».

Il faut souligner que, si l’idée de l’enseignement par les classiques tend aujourd’hui à rejaillir dans l’espace public par la droite, elle n’a rien d’unique au discours conservateur. On la retrouve dans un certain humanisme libéral, comme celui de Mortimer Adler, selon lequel les classiques forment dans leur ensemble une culture commune (principalement blanche et masculine) qui traverserait les classes sociales et les identités ethniques. On retrouve cette idée à gauche aussi, s’incarnant dans des collections de livres à bas prix destinées aux couches populaires [3], comme la célèbre collection des « Classiques du Peuple » animée par des intellectuels marxistes entre 1950 et 1981 et qui visait à constituer « le patrimoine de la culture universelle et progressiste, et d’abord l’héritage de la culture française ».

Là où les uns veulent protéger une culture devenue classique, les autres veulent permettre aux couches dominées de la société d’avoir accès à un ensemble repensé de classiques littéraires et philosophiques. Les unit la croyance que les classiques doivent être élevés au rang de piliers d’une société.

Une sélection qui en dit long

Encore de nos jours, c’est à la littérature, ou du moins à l’écrit qu’on attribue une mission si primordiale : après tout, on n’a entendu personne au cours des dernières semaines exiger que soit plutôt établie la liste des classiques québécois de la peinture, du jazz, de la bande dessinée ou du jeu vidéo.

Restrictive en matière d’expressions culturelles, la proposition l’est aussi dans le choix des œuvres littéraires. Elle ne vise ni les classiques de l’Antiquité, ni la littérature mondiale, ni même la littérature francophone, mais bien la seule littérature québécoise, avec l’ambition affichée de raviver un sentiment national jugé trop tiède.

Et encore, seule la littérature québécoise dite « générale » est concernée : poésie, théâtre, romans. Même si l’édification de la future liste a été déléguée à des expert·e·s que le ministère désignerait afin d’éviter toute ingérence politique, il n’a pas été question d’y intégrer des romans policiers, du rap ou de la fantasy. N’entre pas qui veut au panthéon de la «  culture commune  ».

Or, comme Pierre Bourdieu en a fait l’analyse devenue… classique, le classement en dit autant sur ce qui est classé que sur celui ou celle qui classe [4]. En l’occurrence, le choix de la seule littérature générale du Québec et l’idée qu’elle puisse être ramenée à un corpus homogène en disent long sur ceux qui émettent la proposition.

Si le projet voit le jour, la tâche des expert·e·s ne sera pas aisée. Trop large, la liste n’aura pas l’effet désiré d’élection d’un canon. Trop restreinte, elle risquera de froisser la sensibilité des autrices et des auteurs négligé·e·s, des genres littéraires absents, des communautés non représentées. Et que deviendra-t-elle, une fois réalisée ? Il faudra soit l’augmenter périodiquement, soit décider du déboulonnage annuel des classiques devenus déclassés, avec de forts risques de tempête médiatique.

S’offrir les classiques québécois de la littérature comme protection n’est pas sans danger, après tout. Les œuvres choisies en bénéficieront-elles d’ailleurs vraiment ? Arrachées à leur contexte particulier de naissance pour être élues parmi les classiques, tournées en objet de contrainte dans le cadre scolaire, année après année, ces œuvres pourraient paradoxalement s’éloigner de nous, perdre une partie de leur force évocatoire et de leur lisibilité. Quelle protection fourniront-elles alors ?


[1Cité par Hugo Pilon-Larose, « Les jeunes caquistes veulent les mêmes livres pour tous », La Presse, 18 mars 2021.

[2Voir Robert Melançon, Qu’est-ce qu’un classique québécois ?, Montréal, Fides/Presses de l’Université de Montréal, 2004.

[3Voir Anthony Glinoer, « Des classiques pour le peuple », Le Monde diplomatique, n° 775, octobre 2018, p. 27. En ligne : www.monde-diplomatique.fr/2018/10/GLINOER/59122

[4Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

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