La littérature et la vie
La poète et le bum
On rencontre vraiment de tout dans le roman québécois contemporain et pour tous les goûts, des amateurs de littérature classique aux partisans des formes les plus éclatées. Témoignent de cette floraison luxuriante les plus récents livres de Dominique Fortier et de Kevin Lambert, illustrations particulièrement réussies de ces manières de penser et d’écrire.
Auteure de quelques romans remarquables et remarqués, Dominique Fortier propose, dans Les villes de papier (Alto, 2018), un récit en prose sur le personnage mythique d’Emily Dickinson. Cette poète est devenue, on le sait, l’archétype de l’écrivaine s’abolissant au profit de son art conçu et pratiqué comme une religion apparemment placée au-dessus de tout. En filigrane de cet essai, et en contraste d’une certaine manière avec celui-ci, Fortier offre sa propre réflexion sur l’écriture et ses rapports au monde qui relève d’une approche prosaïque, substantiellement étrangère à l’univers confiné et éthéré de l’auteure qu’elle célèbre par ailleurs.
On connaît peu de choses sur Emily Dickinson : ne restent d’elle qu’une photo la représentant en jeune femme aux traits timides, se profilant comme une ombre évanescente, quelques lettres, des poèmes brefs sous forme d’annotations aussi suggestives que laconiques. Elle est née en 1830, à Amherst, petite ville située sur la route qui conduit à Boston, dans une famille bourgeoise, appartenant au milieu juridique et politique : avocats, juges, représentants au Congrès américain. Élevée de manière austère, dans le cocon familial d’abord, au collège ensuite où elle reçoit une formation élitiste, elle est promise à une brillante carrière, soit en se mariant à un « beau parti », soit en s’imposant professionnellement durant une période préféministe où les femmes provenant des milieux aisés peuvent bénéficier d’une première reconnaissance sur la base de leurs compétences propres.
Emily, rêveuse réservée et solitaire, refuse ce double choix. Elle s’enferme à la maison familiale, où elle connaît une existence routinière et monotone, celle en quelque sorte d’une domestique, illuminée toutefois par la contemplation du monde naturel et de ses splendeurs qu’elle reproduit dans un herbier et dans ses annotations poétiques. Si l’on excepte une brève liaison avec un juge, demeurée d’ailleurs platonique, elle n’entretient à peu près aucun contact avec autrui, à l’exception de ses proches immédiats. De plus en plus recluse au fil des années, s’enfermant dans sa chambre comme une nonne dans sa cellule, elle devient littéralement une femme « bréhaigne », pour reprendre l’expression suggestive de Fortier, stérile, vieille fille comme on le disait naguère, n’engendrant que des poèmes aériens qui ne sont pas des enfants de papier, mais « tout au plus des flocons de neige ».
Du mystère au mythe
Cette existence spectrale réunit par ailleurs les conditions nécessaires à la création d’un mystère et d’un mythe.
Comment rendre compte en effet d’un destin aussi minuscule que singulier ? Comment expliquer ce qui semble relever d’une entreprise d’auto-effacement ? Par quel événement, quel traumatisme qui pourrait permettre de comprendre, sinon d’expliquer, une telle trajectoire sur le mode du retrait et de l’abolition de soi ? Dominique Fortier signale bien le mystère mais, prudente, elle ne risque pas d’interprétation globale qui pourrait l’élucider, préférant, et avec raison sans doute, lui conserver son caractère secret et énigmatique.
Le mythe, celui du poète solitaire, quêteur d’absolu, repose également sur cette absence de donnés concrètes sur Dickinson, en faisant une sorte d’émule et de petite sœur d’un Rimbaud ou, sur la scène locale, d’un Nelligan, sa chambre devenant l’équivalent de la cellule asilaire du poète aussi perdu dans un rapport schizophrénique au monde, prix à payer semble-t-il pour la fulgurance du génie.
Ce prix, Dominique Fortier n’est manifestement pas prête à le payer, paraissant engagée dans une relation beaucoup plus prosaïque au monde, aux lieux et à ceux et celles qui les habitent. C’est à l’évocation des lieux essentiels pour elle qu’est consacrée la partie plus personnelle de son livre : la résidence en bord de mer dans le Maine, le quartier immédiat bordant sa maison à Outremont, le secteur victorien de Boston où elle a habité un temps. Tous ces lieux hospitaliers constituent la substance concrète d’un monde plein qui vibre et respire à travers une prose impressionniste, pointilliste, qui fait écho, à sa manière, à l’univers de légèreté aérienne de Dickinson, à la fois magnifié et tenu à distance : les mots peuvent aussi bien rapprocher que détourner du réel.
La brutalité du monde
Dans le roman de Kevin Lambert, Querelle de Roberval (Héliotrope, 2018), la figure du bum, du délinquant, de celui par qui arrivent le Mal et le malheur, s’impose comme la référence dominante. C’est en effet le curieux patronyme du héros, inspiré davantage par la lecture d’un récit célèbre de Jean Genet, Querelle de Brest, que d’un honnête citoyen de la petite ville du Lac-Saint-Jean ! Le clin d’œil, du coup, signale une certaine parenté de l’univers de Lambert avec celui de son sulfureux prédécesseur : nous serons comme lecteurs confrontés à un monde de voyous, de criminels et de pervers s’inscrivant dans le prolongement des héros brutaux, instinctuels, de l’écrivain maudit.
Cette dimension capitale du roman n’est toutefois pas la seule. En tant que « fiction syndicale », le récit se situe dans une autre lignée, celle du roman social et ouvrier illustré brillamment par le Germinal d’un Zola, La jungle d’un Upton Sinclair, ou encore Les vivants, les morts et les autres d’un Pierre Gélinas pour nous reporter à la tradition locale. Ce choix ne relève cependant pas ici de la perspective du réalisme critique. Celle-ci, qui imprègne les romans de cette veine, est en effet profondément transformée par le télescopage entre la représentation du monde ouvrier et celle des voyous et des pervers qui entrent en collision dans la langue trash de l’auteur qui traverse le roman de part en part et lui assure sa singularité explosive.
Syndicalisme de combat ?
L’ouverture du récit constitue un bon exemple de cette tension et de cette complémentarité entre les deux grandes orientations de Querelle de Roberval. Elle insiste sur la sexualité obsessionnelle et perverse du héros qui « aime les petits garçons » qui se présentent à sa chambre « pour se faire enculer, il les enfile sur un collier, le beau collier de jeunes garçons qu’il porte à son cou comme nos prêtres portent leurs chapelets ou nos patronnes leurs colliers de perles ». Cette séquence, qui illustre la sexualité débordante et déviante du personnage, est immédiatement suivie par une scène de grève, décrivant un piquetage devant la scierie dont les travailleurs viennent de s’engager dans un conflit prolongé avec un patron de choc moderniste, formé aux HEC.
Querelle, qui a été lui-même initié à la sexualité par de vieux vicieux du village gai de Montréal, fait partie des grévistes parmi lesquels il se distingue par son comportement sexuel extravagant et son « exotisme » montréalais, compensé en partie par l’appartenance régionale de ses parents, natifs du Lac. Lui-même y est récemment revenu pour faire des études en foresterie et il travaille à la scierie pour gagner sa croûte, compagnon de fortune de la communauté ouvrière.
Le roman décrit bien la condition ouvrière et ses contradictions en région. Les grévistes font face non seulement à leur employeur direct et à ses appuis dans la bourgeoisie locale, mais à d’autres travailleurs qui ont des intérêts qui s’opposent objectivement aux leurs. Les forestiers, à titre d’exemple, qui sont engagés dans la coupe du bois, souffrent aussi de la grève, du chômage qu’elle provoque parmi eux. D’où des tensions inévitables. Sympathiques aux revendications des grévistes au début du conflit, ils finissent par en devenir de farouches adversaires.
Cette opposition culmine dans l’une des grandes scènes du roman, placée ironiquement à l’enseigne du « syndicalisme de combat » : les travailleurs forestiers et les grévistes se battent à coups de bâtons de baseball dans un affrontement sanglant qui se termine par des blessures pour plusieurs et surtout par la mort atroce de Querelle, tué d’un coup de couteau par son adversaire, Jean-Marie, un contremaître forestier, dans un corps-à-corps singulier. Le conflit entre travailleurs et patrons s’est déplacé, transformé en combat à l’intérieur même du monde ouvrier. Il se métamorphose enfin en tragédie lorsque Jézabel, une gréviste, superviseure de machines à la scierie, rebelle et figure mythique de « reine antique », achève Querelle en lui plantant un épieu en plein cœur, crime de compassion pour celui qu’elle considère comme un frère. Ce rite sanglant est accompagné par le chant d’un chœur de jeunes gens célébrant dans un hymne funéraire la disparition de leur amant glorieux, assurant à la scène un caractère surréel qui la déplace dans un imaginaire fantasmatique.
Ce sommet, qui fait basculer le roman ouvrier dans la tragédie grecque (et un certain burlesque !), intervient lui-même dans une longue série de péripéties sanguinolentes : l’irruption violente des grévistes dans l’usine ; l’attaque à coups de cocktails Molotov de résidences bourgeoises par un trio de voyous, adolescents agressifs et pervers, anges damnés promis au sida et au suicide précoces ; l’assaut de la maison du patron, Brian Ferland, par une meute de grévistes, loups déchaînés saccageant tout, et se terminant par le meurtre de ses enfants par une Jézabel, « déesse antique en bronze », vengeant par ce crime atroce et suicidaire la mort de Querelle et la perte de Bastien, grand amour perdu de sa jeunesse.
Un roman ouvrier ?
Cette chaîne d’incidents relève d’une autre ligne fictionnelle : celle du roman noir, déployant des scènes de débordement, de violence et d’horreur. Elle interfère ici avec la tradition du roman ouvrier, de la « fiction syndicale » qu’elle infléchit au risque de la compromettre en la rendant anecdotique.
C’est un risque dont l’auteur semble conscient et qui est intimement lié à la dimension pluridimensionnelle de son roman. Querelle de Roberval met en scène une certaine tradition syndicale héroïque tout en la représentant avec une distance ironique et par moments parodique. Il donne à voir une sexualité excessive, disons, chez une certaine composante gaie, aussi fascinante que trouble, qui finalement se retrouve au premier plan à travers notamment les personnages de Querelle d’abord, puis de Jézabel, figures tragiques de destins mortifères.
On pourrait également soutenir que Kevin Lambert renouvelle, en la bousculant, la tradition du roman ouvrier, en mettant en lumière les contradictions actuelles du mouvement syndical dans un monde sans foi ni loi qu’il reproduit tout en le contestant. Ce dernier n’échappe pas complètement non plus à la logique de destruction de l’époque qui révulse les jeunes d’aujourd’hui dont l’auteur se fait un porte-parole iconoclaste et prophétique.
Dans la dernière phrase de son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope, 2017) le héros-narrateur s’exclamait : « La destruction est notre manière de bâtir. » Beau programme que réalise son second roman, dans son intrigue explosive, et davantage encore dans une langue travaillée à la hache, ou à la tronçonneuse si l’on préfère, qui emporte le lecteur dans ses emballements et ses outrances et qui en assure la puissance de transgression et de séduction.