Journalisme et mouvements sociaux : aux racines d’une crise de confiance

Dossier : Journalisme. Sorties (…)

Dossier : Journalisme. Sorties de crise

Journalisme et mouvements sociaux : aux racines d’une crise de confiance

Simon Van Vliet

On a pu mesurer, ces dernières années, toute la profondeur de la fracture entre les médias traditionnels et les mouvements sociaux. L’étendue du fossé séparant les protestataires et les journalistes a mis en lumière une crise de confiance beaucoup plus profonde envers les médias, dont les origines remontent très loin.

Une tribune publiée en juin sur Acrimed revient sur la « scission entre les élites médiatiques et le peuple » lors de la Commune de Paris en 1871. Loin d’être anecdotique, cette scission marque la rupture entre un journalisme de combat, proche des classes populaires et des mouvements ouvriers, et un journalisme conservateur, plus proche des classes dirigeantes et de la petite-bourgeoisie, « qui prend, depuis deux siècles, le parti des puissants contre leurs opposants [1] ».

« Le journalisme engagé, ça existe depuis toujours », souligne Marc-François Bernier. Le titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa souligne que le « journalisme de persuasion », historiquement lié à des mouvements sociaux ou à des partis politiques, est l’ancêtre du journalisme d’opinion contemporain.

Quand le journalisme choisit son camp

Si la tradition de la presse de combat et du journalisme engagé est loin d’être disparue, elle a été confinée, depuis au moins un demi-siècle, dans la marge de l’espace médiatique. Ainsi observait dans ces pages le sociologue Alain Accardo : la corporation des journalistes « s’est depuis longtemps rangée massivement dans le camp des défenseurs de l’ordre établi [2] ».

« Les journalistes se sont embourgeoisés et ont commencé à s’intéresser à des problèmes de bourgeois », résume Marc-François Bernier. Malgré une précarité croissante, les journalistes professionnels demeurent en effet socioéconomiquement – et culturellement – plus proches de la classe moyenne supérieure que des classes populaires.

Appartenant aux plus hautes sphères du monde des affaires, les patrons de presse ont quant à eux des intérêts commerciaux – et parfois politiques – tentaculaires. L’interférence croissante entre ces intérêts privés et l’intérêt du public, en dépit de la relative indépendance professionnelle des journalistes, pourrait expliquer en partie l’érosion du lien de confiance envers les journalistes [3].

Loin d’être un contre-pouvoir, les médias traditionnels sont devenus un rouage de l’ordre capitaliste contemporain, estime le journaliste Hervé Kempf. Faisant écho aux thèses du modèle propagandiste des médias de Herman et Chomsky, il explique que la fonction de la « composante médiatique du régime oligarchique » est de « conformer l’opinion publique » et « de faire accepter aux gens un certain ordre du monde en le présentant comme tellement naturel, évident, qu’on ne va même pas l’interroger ou le mettre en cause ».

Journalisme de combat 2.0

Des analyses de la couverture médiatique des mobilisations altermondialistes dans les années 1990-2000 ont démontré que les médias traditionnels participaient « à l’imposition de nouvelles normes de contrôle social dans un contexte d’opposition à l’ordre établi » et construisaient « une représentation négative des groupes issus du mouvement d’opposition à la doctrine économique néo-libérale [4] ».

Pour faire contrepoids à cette couverture défavorable, les mouvements sociaux ont saisi l’opportunité créée à l’époque par la démocratisation des technologies de l’information et des communications pour se doter d’infrastructures autonomes de production et de diffusion. Renouant avec la tradition de la presse de combat, des activistes ont ainsi ouvert le champ du journalisme engagé sur le Web avec des plateformes comme Indymédia et le Centre des médias alternatifs du Québec.

Dix ans plus tard, cette culture de l’autonomie médiatique allait profiter du relais des médias sociaux pour contourner le filtre des médias conventionnels. Canalisant la méfiance des activistes envers l’establishment médiatique, les médias alternatifs, relayés et amplifiés par les médias sociaux, ont rapidement pris une place centrale dans la mobilisation étudiante de 2012.

Diffusant en direct sur le Web les manifestations quotidiennes du Printemps érable, la télévision communautaire de l’Université Concordia (CUTV) est devenue une forme de « média de mouvement social », analysait Gretchen King à l’époque. Avec ses « journalistes embarqués  », CUTV a contribué à documenter le mouvement de l’intérieur et est devenu un « outil efficace d’amplification du message des protestataires », expliquait la doctorante en Communications Studies [5].

Entre proximité et distance critique

Faisant corps avec le mouvement, les médias alternatifs sont devenus à la fois témoins et acteurs du Printemps érable, reflet et catalyseur de la mobilisation.

Si elle renoue avec les racines du journalisme de combat, cette forme de « journalisme de collaboration ou de coopération » avec les mouvements sociaux n’est pas sans risques pour les médias qui deviennent les « porte-voix  » des activistes, prévient Marc-François Bernier. En prenant ouvertement parti pour les mouvements sociaux, les médias alternatifs peuvent contribuer, de la même manière que le journalisme d’opinion des médias conventionnels, à « polariser le débat public  » plutôt qu’à le rééquilibrer, souligne-t-il. D’autant plus que dans le contexte des bulles de filtres générés par les algorithmes des géants du Web et des chambres d’écho qui créent des écosystèmes numériques d’information en circuit quasi fermé, les médias alternatifs peuvent contribuer à une forme d’embrigadement idéologique.

« Face à une opinion publique divisée et des positions qui se durcissent, les médias et la communication ont un rôle bien particulier à jouer », faisait valoir Colette Brin en avril 2012. La professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval s’interrogeait sur la capacité des médias à « favoriser le dialogue entre contestataires et décideurs » lors de situations de crise sociale ou politique [6].

Creusant encore davantage le fossé de méfiance entre journalistes et activistes, la crise de 2012 a montré que les médias conventionnels ont échoué à nourrir un tel dialogue. Le défi pour les médias alternatifs est de maintenir leur proximité renouvelée avec les mouvements sociaux tout en entretenant une distance critique vis-à-vis de ces mouvements afin de donner voix à la contestation sans pour autant devenir de simples courroies de propagande militante.

Il ne s’agit pas pour les médias militants d’adopter la soi-disant impartialité des médias traditionnels – qui est souvent perçue comme un parti pris pour le statu quo –, mais peut-être de chercher davantage à vulgariser le discours des activistes pour le rendre plus accessible au public. Inversement, si les médias traditionnels cessaient de catégoriser systématiquement les protestataires entre bons et méchants, pacifiques et violents, ils réussiraient peut-être à rebâtir des ponts avec les mouvements sociaux qui demeurent à l’avant-garde des luttes de notre époque.

Pour ce faire, les grands médias devraient cependant sortir de leur prétendue neutralité et renoncer à présenter les revendications écologistes, féministes ou anticapitalistes, au mieux, comme des utopies déconnectées et, au pire, comme des lubies radicales.


[1Vincent Ortiz, « La responsabilité de la presse dans la répression de la Commune », Acrimed, 5 juin 2018.

[2Alain Accardo, « Misère du journalisme », À babord !, no 18, février-mars 2007.

[3Le taux de confiance envers les journalistes est passé d’un peu plus de 50 % en 2002 à moins de 40 % en 2011 au Baromètre des professions. En 2010, moins de 50 % de la population croyait encore à l’indépendance des journalistes, selon le Baromètre des médias. Source : Anne-Caroline Desplanques, « Les Québécois font-ils confiance aux journalistes ? », Projet J, 2011. Disponible en ligne.

[4Amélie Groleau, « La couverture de presse des manifestations altermondialistes lors du Sommet des Amériques de Québec en avril 2001 : le rôle sociopolitique des médias en situation de contestation sociale », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2007 ; Julie Bourbonnière, « Analyse comparative du contenu de la couverture médiatique des sommets des Amériques de Miami, en 1994 et de Québec, en 2001 », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2007.

[5Gretchen King, « Social Movement Media – CUTV », Wi, journal of mobile media, 19 juin 2018.

[6Colette Brin, « Médias, dissidence et dialogue dans l’espace public », Contact Université Laval, 11 avril 2012.

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