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Prix Nobel. La littérature au temps de #MeToo
Le 10 décembre 2018, à l’hôtel de ville de Stockholm, avait lieu le pompeux banquet suivant la cérémonie de remise des prix Nobel aux « personnes ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité ». Cette année, le champagne aura sans doute eu un goût plus amer qu’à l’habitude.
L’Académie suédoise est empêtrée dans l’embarras depuis plus d’un an. Sous fond de vague #MeToo, la prestigieuse Svenska Akademien en est à recoller les pots cassés tout en se demandant comment regagner une crédibilité aux yeux du monde, après avoir été ébranlée par un scandale à la fois sexuel, politique et financier qui l’a mise dans un état critique. À tel point que pour la première fois depuis près de 70 ans, aucun prix Nobel de littérature n’a été attribué cette année.
C’est la journaliste culturelle de 31 ans du quotidien Dagens Nyheter, Matilda Gustavsson, qui a révélé l’affaire en novembre 2017 [1]. Inspirée par le texte de Ronan Farrow dans le New Yorker, Gustavsson décide elle aussi de secouer un des monuments suédois en osant briser la culture du silence qui le protégeait. Elle a mené une enquête durant plus de 5 semaines qui lui a permis de recueillir le témoignage de 18 femmes, la plupart sous le couvert de l’anonymat, qui ont fait état d’agressions, de violences, de harcèlements sexuels et de viols – toutes pointant vers une seule personne. Sans le nommer autrement que par le titre de « directeur artistique », tout le monde devine rapidement l’individu mis en cause : Jean-Claude Arnault.
Marseillais d’origine, le photographe est marié à la dramaturge, poétesse et académicienne Katarina Frostenson. Si l’Académie suédoise compte 18 membres, Arnault était souvent considéré officieusement comme le 19e. C’est que non seulement il était le mari d’une académicienne, mais il entretenait aussi avec l’institution des liens artistiques et financiers qui faisaient de lui une personnalité centrale de la scène culturelle de Stockholm. Arnault recevait de généreuses allocations de l’Académie, en plus de disposer de certains des appartements de l’institution à Paris et à Stockholm. Il était aussi le directeur artistique du centre culturel Forum qu’il avait fondé en 1989. Ce club rassemblait l’élite intellectuelle et artistique du pays : écrivain·e·s établi·e·s, musicien·ne·s reconnu·e·s et éditeurs·trices d’influence s’y retrouvaient, autour desquelles rôdaient les jeunes aspirant à la reconnaissance culturelle. La recette parfaite pour que chantage, favoritisme et jeux de pouvoir se déploient dans une omerta de convenance.
C’est d’ailleurs ce qui s’y produisait. Comme pour bien des cas dans la foulée de #MeToo, la journaliste n’a fait que dévoiler (preuves à l’appui) ce que tout le monde savait déjà. Les rumeurs des comportements inacceptables d’Arnault couraient depuis plus de 30 ans, mais l’irréprochable enquête de Gustavsson a révélé à quel point celui-ci se servait de son influence et de son pouvoir dans le milieu intellectuel et artistique afin d’obtenir des faveurs sexuelles. Aussitôt mise au fait des événements allégués concernant le « directeur artistique », l’Académie (sous la gouverne de sa secrétaire perpétuelle, Sara Danius) prend la décision de rompre tous les liens avec Arnault, en plus de mener sa propre investigation interne. Celle-ci établit alors que nombre d’académiciennes, de filles ou de femmes d’académiciens avaient elles aussi goûté à sa médecine. L’enquête financière démontre quant à elle des irrégularités et, comme si ce n’était pas assez, Arnault est soupçonné de couler les noms de lauréats du Nobel avant les annonces officielles, menant à des gageures internationales [2].
Sara Danius, première femme à être élue secrétaire perpétuelle en 2015, a été poussée vers la sortie sous motif d’une crise de confiance. Les Suédoises, sentant qu’encore une fois, une femme devrait payer pour les abus d’un homme, ont rapidement arboré en solidarité des blouses à lavallière, comme celle que portait dignement Danius au moment de sa résignation. Les médias sociaux ont explosé de photos d’hommes et de femmes arborant le fameux col, avec le mot-clic #KnytblusFörSara [3] (littéralement « Blouse à lavallière pour Sara »), incluant Alice Bah Kuhnke, l’actuelle ministre suédoise de la Culture et de la Démocratie.
Depuis le début de l’affaire, six académiciens et académiciennes ont démissionné·e·s. Ce qui pose problème à l’institution puisque les membres sont élu·e·s à vie et ne peuvent officiellement être remplacé·e·s qu’à leur décès. Dans une crise sans précédent, l’Académie suédoise s’est retrouvée sans le quorum pour se sortir du pétrin. La fondation Nobel a par ailleurs décidé unilatéralement d’interrompre le financement du Nobel de littérature tant et aussi longtemps que l’ordre ne serait pas rétabli au sein de l’Académie. Pour qu’elle commence à sortir de la crise dans laquelle elle était plongée, le roi de Suède a dû modifier les statuts de l’institution et deux nouveaux élu·e·s y ont fait leur entrée : le juriste Eric Runesson et la poétesse Jila Mossaed [4]. Si tout va bien, le lauréat de 2018 sera annoncé au même moment que celui de 2019, soit dans environ un an.
Pour sa part, dans ce qui est aujourd’hui appelé le premier procès de #MeToo en Suède, Arnault a officiellement été accusé de deux viols (contraignant la plaignante à des rapports sexuels oraux et vaginaux à deux reprises en octobre et décembre 2011). Le 1er octobre 2018, il a été reconnu coupable et condamné à deux ans de prison. Ses avocats ont annoncé qu’il porterait le verdict en appel [5].
Quoi qu’il en soit, l’ex 19e « membre » de l’Académie est désormais plutôt considéré comme le Weinstein de l’intelligentsia suédoise. Comme à Hollywood, on retrouve au cœur de la saga un homme au pouvoir incontesté dans le champ qui est le sien, ici la grande culture. Cela nous révèle aussi que malgré son autorité mondialement reconnue, l’Académie suédoise est une institution comme tout autre, régie par les mêmes règles non écrites du pouvoir et les mêmes silences qui les gardent en place. Il n’en reste pas moins que dans les pages d’histoire, on se rappellera qu’il n’y a pas eu de prix Nobel de littérature décerné en 2018. Les femmes ont réussi à crier par-dessus la loi du silence, à faire trembler les murs de vieilles institutions, à chambouler des monuments et, ce faisant, à faire taire le bruit ambiant pour qu’enfin on écoute leurs histoires. Un legs qui pourrait certainement être considéré comme « un grand bénéfice pour l’humanité ».
[1] Matilda Gustavsson, « 18 kvinnor : Kulturprofil har utsatt oss för övergrepp », Dagens Nyheter, 21 novembre 2017.
[2] Karin Ahlborg, « Krisen i Svenska Akademien – vad handlar det om ? », Aftonbladet, 14 avril 2018.
[4] Expressen, « Akademiens plan : två nobelpris 2019 », Expressen, 5 octobre 2018.
[5] Tidningarnas telegrambyrå, « Arnault blir kvar i häktet – trots överklagan », Svenska Dagbladet, 8 octobre 2018.