Féminisme
Du côté des petites librairies
Avec l’ouverture attendue et imminente de la coopérative de solidarité l’Euguélionne, librairie féministe à Montréal, nous avons cru bon de revenir sur les motivations qui ont fait naître le projet et sur celles qui l’habiteront tout au long de son existence.
Depuis quelques années, on remarque un regain d’intérêt (qui n’est pas que médiatique) concernant la condition des femmes* [1], que ce soit par la constatation de l’absence d’un salaire égal à celui des hommes ; des témoignages d’#AgressionsNonDénoncées ou de #OnVousCroit sur les réseaux sociaux ; le harcèlement de rue qui se transpose en ligne ; le retrait, au Canada, de l’obligation de recevoir un traitement médical pour changer la mention de sexe ; ou encore par le manque notable de femmes* dans les prix littéraires, ou tout simplement sur les étagères des commerces (observez seulement les livres de poésie pour voir !). On peut difficilement avoir manqué les commentaires misogynes durant les élections américaines, ceux sur le hijab ou encore des exemples de jugements juridiques récents favorables aux agresseurs.
Cette (re)prise de conscience individuelle et collective nous rappelle le combat incessant des femmes* pour la liberté et l’égalité, même quand l’égalité semble acquise ; ces observations et cette volonté de changement nous inscrivent dans une lutte féministe.
Nos motivations
Le féminisme porte une histoire que le patriarcat a voulu oublier, voire effacer, et qu’on commence, depuis un peu plus d’un siècle, à redécouvrir, relire et rééditer. On songe, dans ce matrimoine, à la poète grecque de l’Antiquité Sappho de Lesbos, à la Japonaise, et première romancière, Murasaki Shikibu ou encore à Christine de Pizan, une Française du Moyen Âge qui vécut de sa plume. Au Québec, nous avons aussi nos histoires, débutant parfois avec Laure Conan en passant par le premier roman ouvertement féministe, L’Euguélionne de Louky Bersianik, avec des pièces de théâtre aussi marquantes que Les fées ont soif ou La nef des sorcières et des poètes inspirantes comme Anne Hébert et Nicole Brossard. Cette histoire est vaste et pourtant, elle se retrouve souvent coincée entre des « canons » trop souvent masculins.
Avoir une librairie féministe qui met de l’avant le travail des femmes*, c’est offrir, enfin, les lettres de noblesse à celles que l’on méprisait et traitait, il y a un siècle, de « bas-bleus ». La création d’un tel lieu permet, nous le souhaitons, la transmission d’une culture, mais aussi de réfléchir à ce que celle-ci sous-tend, ce qu’elle dit d’elle-même et de la « norme », ce qu’elle diffuse et ce qu’elle désire transformer. Ursula Le Guin et Octavia Butler ont en commun cette recherche d’un monde meilleur qu’on rattache à la science-fiction, mais ce rêve se retrouve aussi dans les essais de Simone de Beauvoir, Françoise Collin, Angela Davis.
Issue d’une tradition, l’Euguélionne, librairie féministe s’inscrit en filliation avec celles qui l’ont précédée : la librairie des femmes d’ici (1975-1982), la librairie l’Euguélionne à Laval (1977-1978), mais aussi la librairie l’Androgyne (1973-2002) – toutes des librairies ouvertes dans les années 1970 qui auront influencé, à leur manière, le paysage littéraire québécois et les souvenirs de ses visiteuses et lectrices. Des librairies qui ont favorisé la diffusion de la pensée des femmes* et des personnes marginalisées et organisé des événements mémorables ; des librairies qui sont encore aujourd’hui évoquées dans les mémoires et les écrits comme une histoire trop vite survolée. Cet héritage n’appelle pas seulement au souvenir idyllique, pour quelques-unes, d’un certain âge d’or du féminisme, mais aussi à l’importance de la diversité des ouvrages et au développement de nos propres outils. Cette constitution passe par la présence et la mise en valeur d’ouvrages de femmes*1, de féministes, d’auteur·e·s LGBPT2QIA+ [2], d’auteures racisées, d’ouvrages anti-capacitiste, anti-raciste ou encore des livres pour enfants non genrés ; cette représentation est le cœur de la mission de la librairie.
À l’heure où les grosses chaînes, en ligne ou non, dévorent leurs concurrents en proposant une sélection de livres de plus en plus générale et aseptisée, une librairie spécialisée et tournée vers sa communauté offre un îlot de saveur et un refuge pour se remettre en valeur. Cette vision semble être partagée par une vaste communauté de féministes et d’allié·e·s qui ont contribué à notre campagne de sociofinancement ayant récolté plus de 32 000 $ et sans qui le projet n’aurait peut-être jamais vu le jour. Plus de 600 personnes ont contribué financièrement et d’autres ont prêté main-forte au projet de manière bénévole. Bref, la vision qui anime l’Euguélionne, librairie féministe n’est pas seulement la nôtre, celle des membres fondatrices, mais aussi celle d’une communauté solidaire qui rêve ensemble de ce projet féministe et littéraire et à laquelle nous sommes redevables.
Un lieu de vie et d’échanges
Ne se cantonnant pas à un lieu de passage ou un commerce, la librairie coopérative se veut un lieu d’échanges, de partage, de réflexion et de participation. C’est un espace dans lequel on est convié à s’introduire physiquement, mais aussi intellectuellement, aux pensées féministes et aux œuvres de femmes*. C’est aussi s’ouvrir à la pluralité de ce féminisme et explorer le dialogue qui se poursuit dans le texte, dans l’espace physique et dans sa propre pensée.
Pour faciliter ces discussions, des événements, conférences, lectures, performances, cercles de lecture, dialogues, lancements, soirées seront régulièrement tenus dans la librairie. Cette dernière propose un éclatement, une occasion de dépasser les frontières si facilement obstruées par les barrières patriarcales, un moment pris pour réfléchir aux inégalités sous toutes leurs formes et de proposer des voies pour en sortir. Une explosion de genres littéraires (poésie, roman, théâtre, essai, science-fiction, policier, BD, biographies, zines, etc.) et artistiques qui s’adresse à tou·te·s.
Pour faciliter ces échanges, le lieu est accessible à plusieurs niveaux : que ce soit physiquement ; économiquement par la présence de livres usagés ou à plus petit prix ; intellectuellement grâce à une attention portée à l’introduction aux pensées féministes ; psychologiquement en s’assurant que toutes les populations et communautés soient à l’aise d’y rentrer, de s’y sentir en sécurité et d’y trouver des voix concordantes. Bref, tout le monde est accueilli à bras ouverts, de la personne qui désire se familiariser avec la pensée féministe à la professeure d’université, en passant par la lectrice qui désire un bon roman ou l’étudiant·e qui doit lire le dernier recueil de Natasha Kanapé Fontaine pour son cours.
Bien que la librairie réponde aux aspirations d’un grand nombre de personnes qui ne trouvaient pas un tel endroit ailleurs à Montréal (ou même au Québec), et malgré tout notre travail, nous sommes conscientes que n’avons pas créé la librairie féministe parfaite. Ainsi, nous laissons toujours la place à la critique pour améliorer le corps et l’esprit du lieu. Le choix du modèle coopératif permet justement de sortir de nos subjectivités propres et d’accueillir celles des autres et de les unir. On peut donc affirmer d’emblée, comme le slogan féministe, que « Nos bodies are perfect ».
[1] Par femmes*, nous entendons toutes les personnes qui s’identifient, ne serait-ce que partiellement, à cette identité de genre. Le mot est employé sans intention essentialiste (« toutes les femmes sont… »)
[2] Pour Lesbienne, Gai, Bisexuel·le, Pansexuel·le, Trans, Two-spirited, Queer et Genderqueer, Intersexe, Asexuel·le et Asexué·e.