Dossier. Racisme au Québec : au-delà du déni
Pas de capitalisme sans racisme
L’enjeu de la migration et des solutions à y apporter est devenu la question centrale de notre époque. La vague sans précédent de migration de masse en 2015, qui a battu des records avec le déplacement de 244 millions de personnes (juste devant les 232 millions de personnes en 2013), l’illustre bien.
Au Nord, la réponse a été un déchaînement de xénophobie et de racisme, se traduisant par une extrême droite confiante, l’élection de Donald Trump aux États-Unis, la montée du Front national en France et de l’Alternative pour l’Allemagne, le Brexit en Grande-Bretagne, ainsi que la montée de sentiments anti-immigrant·e·s et islamophobes ici au Québec.
Bien que plusieurs voient dans cette nouvelle vague de racisme le résultat d’une crise du capitalisme, le renouveau d’un nationalisme comme outil pour « nous » protéger de « l’étranger » n’est pas nouveau. Il fait partie de l’ADN d’une configuration sociohistorique qui a permis la montée du capitalisme, la constitution de l’État-nation et le projet colonial.
Au Québec, une critique se développe autour du racisme systémique tel qu’on peut le trouver dans le marché du travail, à travers la discrimination dans le secteur public ainsi que la brutalité policière. De plus, l’accroissement des attaques à l’endroit de communautés arabes et musulmanes a pris la forme d’une islamophobie légitimée par le projet raté de Charte des valeurs du Québec, et maintenant avec le projet de loi 62 du gouvernement libéral. Ce dernier propose d’interdire aux employé·e·s du secteur public de se couvrir le visage (par exemple en portant un niqab) au travail ; il cible donc spécifiquement les musulmanes et attise la peur.
Contre la pensée en silo
La question du racisme ne peut cependant pas être posée et étudiée en étant séparée d’une compréhension plus profonde de l’économie politique du Québec et du Canada. Il s’agit d’un point fondamental, car la réflexion à entreprendre pour comprendre le climat de racisme actuel nous mène à nous interroger sur la façon de construire des mouvements qui peuvent s’attaquer au racisme systémique.
La question de la race [1] est presque impossible à séparer de la question de classe et du développement du capitalisme. Comme Malcolm X l’a clairement établi, « le capitalisme ne peut exister sans racisme ». Malcolm X voyait la lutte pour la libération des Noir·e·s comme faisant partie d’une lutte plus large contre le capitalisme et l’oppression. Et pourtant, demeure aujourd’hui une fausse opposition dans notre manière de concevoir la race et la classe comme des phénomènes séparés.
En 1935, William Edward Burghardt Du Bois, une figure centrale du mouvement des droits civiques et du mouvement pan-africain aux États-Unis, décrivait ainsi la montée du capitalisme mondialisé et du racisme : « Ce vaste et sombre océan de main-d’œuvre en Chine et en Inde, des mers du Sud et en Afrique, aux Indes occidentales, en Amérique centrale et aux États-Unis – la grande majorité de l’humanité, dont les pierres fondatrices de l’industrie moderne reposent sur leurs dos brisés – partage une destinée commune. Il est méprisé et rejeté pour sa race et sa couleur ; payé un salaire sous le niveau de vie décente ; mené, battu, emprisonné et pratiquement réduit à l’esclavage ; produisant la matière première du monde et ses richesses. » La présentation de la montée du capitalisme de W. E. B. Du Bois demeure une frappante description de la mondialisation d’aujourd’hui.
La fondation du capitalisme au Canada repose sur une logique racisée semblable. La dépossession des terres autochtones et le vol de leurs ressources étaient fondamentaux pour l’accumulation historique du capital et ces mécanismes sont toujours bien à l’œuvre aujourd’hui. Avec la Loi sur les Indiens, l’élite du Canada s’est assurée que les peuples autochtones soient marginalisés au sein d’un système d’apartheid. Un autre élément essentiel consistait à transformer les ressources volées en biens pouvant être vendus en Europe, ce qui supposait une importante main-d’œuvre sous-payée. Pour la classe dirigeante canadienne, cela pouvait être assuré par une migration ouvrière contrôlée et le recours à l’esclavage.
Par exemple, les travailleurs chinois qui ont bâti l’infrastructure du capitalisme canadien étaient payés la moitié du salaire des travailleurs européens. En 1923, l’entrée en vigueur de la loi de l’immigration chinoise a permis de rendre cette main-d’œuvre jetable grâce aux mesures de déportation. « [Les coutumes asiatiques] ne sont pas en vogue et l’attachement des Chinois à ces mœurs créent des dérangements destructeurs pour le bien-être de la société », stipulait un jugement de la Cour d’appel fédérale en 1914. D’ailleurs, les minorités visibles et les Premières Nations n’ont obtenu le droit de vote que tardivement, en 1947 et 1960 respectivement. La fondation de l’État et du capital canadiens s’est réalisée sur une forme d’apartheid économique légalisé pour assurer l’accès aux ressources et à la main-d’œuvre bon marché, s’appuyant sur de la construction d’une identité nationale « canadienne » qui excluait les communautés marginalisées et les peuples autochtones, scellant ainsi des rapports inégaux.
Au Québec, les symptômes de racisme structurel restent présents tout autour de nous. Les audiences autour du projet de loi 62 sont terminées et son étude détaillée est en cours au moment d’écrire ces lignes. Loin de promouvoir les idéaux universels de sécularisme, ce projet de loi régressif vise clairement les musulman·e·s du Québec. Il est même critiqué par le Parti québécois pour ne pas aller assez loin. La ministre libérale Stéphanie Vallée a suggéré d’adopter des mesures similaires à la France, tel que permettre à la police de fouiller les femmes qui portent le niqab. Tout cela est présenté sous le couvert du sécularisme et de la civilité, alors que l’intention politique est manifestement de consolider certains segments de l’électorat en mobilisant un discours sur les communautés immigrantes, particulièrement les communautés arabes et musulmanes ; en insinuant que le Québec, comme nation blanche et judéo-chrétienne, serait menacé de l’extérieur et de l’intérieur par des barbares à nos frontières et en notre sein. Ce qui est escamoté dans un tel discours est le contexte par lequel les actions des gouvernements occidentaux, dont le Canada, ont été à l’origine de déplacements de millions de personnes au Sud, et en particulier dans le monde arabe et musulman. On n’a qu’à penser au rôle du Canada dans l’occupation de l’Afghanistan, à son soutien continu à l’apartheid israélien ou au fait que cette année, le pays est devenu le deuxième plus important exportateur d’armes au Moyen-Orient, avec un contrat d’armement de 15 milliards $ avec l’Arabie saoudite.
La nécessité pour les États de créer des scénarios de menace existentielle est devenue un incontournable pour mettre en œuvre leur programme à l’étranger qui ne bénéficie qu’aux intérêts du capital. Les déplacements dus à la guerre ou à des politiques néolibérales – les minières canadiennes sont responsables de tels déplacements en Afrique et en Amérique du Sud – fournissent la main-d’œuvre « bon marché » nécessaire localement pour le capitalisme québécois et canadien.
Ces travailleuses et travailleurs, délogés par la guerre et le libre-échange, se retrouvent alors confrontés à des conditions de vie similaires à ce qu’ils et elles vivaient dans leur pays d’origine. Selon la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, les travailleurs·euses migrant·e·s au Québec font l’objet d’une discrimination systémique résultant de la structure du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Ce programme facilite la violation des droits et libertés des travailleurs·euses migrant·e·s, selon la Commission, en forçant les migrant·e·s à travailler munis de permis de travail limités à un seul employeur, à un seul milieu de travail. Celles et ceux qui choisissent de s’élever contre les pratiques illégales de leur employeur risquent le renvoi et la déportation. Ce type d’emploi occupe une place grandissante au sein du marché du travail québécois. Les migrant·e·s sans statut font face à des barrières structurelles encore plus grandes que les citoyen·ne·s ordinaires sur le plan du respect de leurs droits. On estime qu’ils et elles sont entre 40 000 et 100 000 à ne pas avoir accès au système éducatif, à des soins de santé, ni au plein respect de leurs droits et libertés, et cela, tout en courant le risque d’être déportés à tout moment.
Pendant ce temps, les Premières Nations vivent dans des conditions similaires à certains pays du Sud. Selon les Nations unies, le Canada se place entre le 6e et le 8e rangs pour son indice de développement humain, mais en limitant l’échantillon de population aux seules Premières Nations, le pays se place quelque part entre le 63e et le 78e rangs.
Contester les fondements du racisme structurel
Notre manière de nous organiser autour de la question du racisme est une question de premier ordre au Québec, alors que l’élite utilise des sentiments identitaires rigides et rétrogrades pour maintenir une position de privilège, s’attaquer aux conditions de travail et maintenir les travailleurs·euses racisé·e·s dans une situation de vulnérabilité et d’exploitation. Si les appels des mouvements progressistes pour des services publics égalitaires, une commission sur le racisme ou davantage de diversité culturelle dans toutes les sphères de la société (médias, fonction publique, etc.) sont devenus les revendications les plus entendues lorsque vient le temps d’aborder le problème du racisme structurel, celles-ci ne permettent pas de s’attaquer à ses fondations. Elles ne feront que légitimer un système économique dont les racines sont plongées dans le racisme systémique et qui le perpétue. C’est plutôt par une prise en compte de la question de la race sous le capitalisme et de sa reproduction d’une classe ouvrière racisée mondiale que nous pourrons réellement nous attaquer aux questions liées au racisme. Le capital a besoin de créer un « Autre » afin de marginaliser et de raciser certaines communautés pour ses propres intérêts.
Cela signifie également que nous devons voir que les classes sont racisées et que le mouvement ouvrier doit prendre au sérieux les enjeux de migration. C’est en soutenant les luttes pour la régularisation des statuts d’immigration, pour l’autodétermination des peuples autochtones, pour la fin des interventions armées et économiques à l’étranger que nous pourrons bâtir un mouvement ouvrier à la fois fort et pertinent.
« Voici le réel enjeu moderne du travail, nous dit W. E. B. Du Bois. Voici le cœur du problème religieux et démocratique de l’humanité. Les mots et les gestes futiles ne donnent rien. De l’exploitation du « prolétariat sombre » émerge la plus-value dérobée aux bêtes humaines que la Machine et la Pouvoir cachent. L’émancipation de l’homme est l’émancipation du travail, et l’émancipation du travail est la libération de la majorité des travailleurs de couleur. »
[1] NDLR : Dans le monde anglophone, le terme de race est toujours utilisé, y compris dans les milieux antiracistes. Nous avons choisi de conserver le terme, celui d’ethnicité renvoyant à un univers de sens différent.