Douance : de nouveaux résultats

No 067 - déc. 2016 / janv. 2017

Chronique éducation

Douance : de nouveaux résultats

Normand Baillargeon

Voici une jolie petite énigme. Deux cyclistes sont à 20 km l’un de l’autre et commencent à rouler l’un vers l’autre à 10 km/h. Une mouche part du guidon de l’un des vélos et vole jusqu’au guidon de l’autre, à la vitesse de 15 km/h. Elle fait alors instantanément demi-tour et retourne vers l’autre guidon, et ainsi de suite jusqu’à ce que les deux vélos se rencontrent. Quelle distance aura-t-elle alors parcourue ?

La réponse spontanée est d’additionner des séries, ce qui est long et compliqué. La réponse courte, à laquelle on ne pense pas, est de se dire : les vélos se croiseront par définition dans une heure. Durant ce temps la mouche aura donc, toujours par définition, parcouru 15 kilomètres !

Quand on a posé cette énigme à John von Neumann (1903–1957), un immense mathématicien, il a immédiatement donné la bonne réponse. «  Vous connaissiez l’énigme !  », a conclu son interlocuteur. Mais von Neumann ne la connaissait pas : il avait, de tête et à toute vitesse, additionné les séries !

John von Neumann fut un enfant (puis un adulte) prodige, quelqu’un dont les exploits intellectuels sont vraiment incroyables et les talents absolument hors de l’ordinaire – depuis se souvenir par cœur d’un livre lu des années auparavant jusqu’à apporter des contributions majeures à de nombreuses branches des mathématiques et des sciences.

Les controverses sur la douance

L’existence de telles personnes est indéniable. Pourtant, le sujet de la douance reste controversé, tout particulièrement en éducation. Je voudrais très brièvement rappeler ces controverses avant de faire état des résultats d’une longue recherche qui méritent, je pense, d’être mieux connus.

La douance est controversée pour au moins deux ensembles de raisons convergentes, scientifiques et éthiques.

On doute par exemple de la validité de telle ou telle mesure (le QI, par exemple) permettant d’identifier ce qu’on peut appeler les prodiges. On redoute aussi les explications – notamment innéistes ou biologisantes – qu’on en donne, car elles heurtent les sensibilités, surtout de gauche, qui préfèrent y voir l’effet de facteurs liés aux classes sociales, au genre, à la culture, à l’histoire ; toutes explications en faveur desquelles il y a en effet d’intéressants arguments.

En bout de piste, on le devine, non seulement la définition de la douance est-elle un terrain miné (sauf pour le sport !), mais l’est aussi, et c’est ce qui est le plus important en éducation, la question de savoir ce qu’il convient de faire avec des enfants identifiés comme (suprêmement) doués, voire comme des prodiges.

Une bonne part des problèmes éthiques concerne alors cette idée d’égalité des chances à laquelle nous adhérons volontiers et au nom de laquelle sont tenues pour justes des inégalités de traitement. On accepte ainsi, pour cela, et on tient pour juste, de donner plus à certains enfants (par exemple, on remettra un ordinateur avec un logiciel pour aider à écrire à un enfant dyslexique) parce qu’il s’agit justement de favoriser l’égalité des chances.

Mais admettons qu’on se trouve devant un·e enfant qui est, de l’avis unanime, exceptionnellement doué·e. Lui accorder plus de ressources ne reviendrait-il pas à avantager encore plus quelqu’un qui l’est déjà ? Cela n’est-il pas injuste ?

En revanche, il semble bien établi que, faute d’une éducation qui leur convienne, les enfants doués peuvent tout à fait sous-performer. De plus, il est au moins plausible que chacun·e de nous bénéficiera du développement de leurs potentialités par ces enfants quand ils seront devenus des adultes productifs. Enfin, donner à chacun·e une éducation de qualité semble aussi un objectif désirable.

En conséquence, on a proposé diverses mesures pour ces enfants : enrichissement lorsqu’ils sont placés dans des classes ordinaires ; accélération de la scolarisation ; et même classes, voire écoles, spécialisées.

Là-dessus arrivent ces résultats de la John Hopkins University dont je voulais vous faire part.

Quelques leçons de la plus longue étude sur la question

Durant 45 ans, le projet SMPY (pour Study of Mathematically Precocious Youth) a étudié quelque 5 000 sujets, que l’on a ensuite suivis ensuite durant les années subséquentes de leur carrière. Ce travail s’est traduit par des centaines d’articles et plusieurs ouvrages et il a suggéré de nombreuses pistes pour repérer et développer les jeunes doué·e·s en toutes sortes de domaines.

Voici quelques-unes de ces pistes.

L’accélération (le fait de sauter des années), contrairement à une idée reçue, est très généralement bénéfique pour ces enfants. Comme le sont aussi toutes sortes de mesures d’enrichissement, même modestes, qu’on devrait leur offrir, le cas échéant de concert avec leurs enseignant·e·s.

On suggère aussi de valoriser les efforts de ces enfants, plutôt que leurs talents ; de les faire tester ; de les soutenir sur le plan intellectuel, certes, mais aussi émotionnel ; de les encourager à prendre des risques et à accepter l’échec.

Ce travail a encore pointé vers quelques résultats inattendus. Il a par exemple montré que des aptitudes spatiales élevées sont un bon prédicteur de la future capacité à innover en technologie – en chirurgie, en architecture, en ingénierie…

Il reste néanmoins bien des choses à comprendre sur ce qui fait qu’une personne très douée réussira mieux qu’une autre également douée et comment, même si l’intelligence joue un rôle capital, jouent aussi les différents facteurs qui entrent en ligne de compte, comme la motivation, le milieu familial, le travail, etc.

Mais une chose importante émerge encore de ce travail : les personnes repérées très jeunes comme très douées exercent ensuite une énorme influence sur le reste de la société, en sciences, technologie, affaires, culture et ainsi de suite. C’est ainsi que parmi les sujets du SMPY, on trouve des gens (googlez-les au besoin) comme Terence Tao, Lenhard Ng, Mark Zuckerberg, Sergey Brin et… Lady Gaga.

La question éthique et très controversée de l’allocation des ressources limitées en éducation (qu’est-ce qui doit aller à ces surdoués ? aux enfants en difficulté ? aux autres ? et pourquoi ?) reste bien entendu posée ; et en partie au moins pour cette raison, les politiques publiques diffèrent considérablement selon les pays.

En Corée du Sud, en Chine, à Singapour, par exemple, on identifie ces enfants, on les isole, on facilite leur formation et on les dirige vers des secteurs qu’on privilégie (sciences, technologie, etc.). Dans d’autres pays, on favorise plutôt l’inclusion. Mais les données du SMPY devraient entrer dans l’équation partout où on prétend donner à cette difficile question une réponse satisfaisante.

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