Dossier. Racisme au Québec : au-delà du déni
Le racisme ordinaire
Discussion à bâtons rompus entre Natacha Lafontaine et Amélie Nguyen, deux membres du collectif de rédaction d’ À bâbord ! aux parcours différents, sur le thème du racisme.
Amélie Nguyen : Quelle est ton expérience personnelle du racisme ?
Natacha Lafontaine : Je suis née en Haïti et j’ai été adoptée à l’âge de 20 mois par une famille blanche. Dès que je rencontre une nouvelle personne et qu’elle entend mon accent québécois, je dois généralement raconter mon histoire. Le masque de « l’Autre » tombe alors rapidement et j’entre dans le « Nous » québécois. Je pense que, à ce titre, je jouis d’un certain privilège comparativement aux immigrant·e·s de première, voire de deuxième génération qui ne portent pas un nom québécois, n’ont pas l’accent et qui ne maîtrisent pas parfaitement les codes culturels.
Amélie : Comment vis-tu le racisme au quotidien ?
Natacha : Le racisme au Québec est subtil. J’ai rarement vécu des expériences flagrantes de racisme. Il m’est arrivé une seule fois qu’une personne refuse de me louer un appartement. Cela étant dit, même si le racisme est subtil, il est bien ressenti . J’ai compris dès la maternelle que le fait d’être noire n’était pas un trait distinctif positif. Dans les années 1980, le discours ambiant sur les Noirs les décrivait comme des paresseux, des voleurs, etc. Il y avait aussi très peu de personnes noires à la télévision à part les enfants des publicités de Vision mondiale. Donc sans vivre d’expérience quotidienne de racisme, j’ai rapidement senti qu’une part de moi était méprisable, au point où vers l’âge de 10 ans j’étais la personne la plus raciste que je connaissais.
Amélie : Comment tes parents t’ont-ils accompagnée dans cette situation ?
Natacha : Mes parents ont eu de la difficulté parce qu’ils n’ont jamais vécu le racisme. Ils ont voyagé, mais en étant Blancs, peu importe le pays qu’ils visitent, les gens les trouvent simplement différents. Or, vivre le racisme ce n’est pas être considéré comme différent, c’est être considéré comme inférieur. Une de leurs pistes de solution a été de tenter de me faire découvrir ma culture d’origine. Je ne voulais rien savoir ! Je sais que le rejet de la culture d’origine est commun chez les enfants adoptés à l’international depuis que je suis en contact avec le Regroupement des adopté(e)s à l’international sans frontières (RAIS, www.raisf.org). Quand on est enfant, on veut être comme les autres, faire partie du groupe. La moindre référence à la culture d’origine nous rappelle qu’on ne fait pas totalement partie du groupe.
Amélie : Pour moi, comme immigrante de deuxième génération, je voulais aussi être comme les autres sans en être consciente. Plus jeune, les représentations de ce qui était normal dans les manuels scolaires, les parents, leur vie, leur nourriture, et dans mon quotidien m’ont amenée à rejeter ma culture dans une certaine mesure, à être gênée de ma différence. J’avais envie d’avoir cette famille « normale ». Ce n’est que plus tard que je m’en suis rendue compte. Ce rejet de ma culture a été vécu avec beaucoup de culpabilité. Selon toi, est-ce que le racisme est différent en fonction de la nationalité ?
Natacha : Oui, les Asiatiques sont perçu·e·s comme intelligent·e·s, travaillant·e·s, alors que les Noir·e·s courent vite, dansent bien, mais pour ce qui est de l’intelligence, on repassera ! [rires] Ce genre de stéréotypes est inculqué aux enfants par la société, les ami·e·s, les adultes qui les entourent et parfois même les parents. Je pense qu’on ne réalise pas à quel point ce type de stéréotypes affecte le processus de construction identitaire à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Selon une étude de Ginette Morrier [1], plus la communauté d’adoption valorise la communauté d’origine, plus il y a des chances que la personne se perçoive pleinement québécoise ou qu’elle vive bien avec sa double identité. Inversement, si la communauté d’adoption rejette la communauté d’origine, il est plus probable que la personne rejette sa communauté d’adoption et qu’elle entreprenne un repli identitaire. Or, ce repli ne se fait parfois pas sans heurts. J’ai souvent entendu des personnes adoptées à l’international me raconter la douloureuse expérience d’avoir été rejetées par leur communauté d’origine et de s’être retrouvées face à un vide identitaire.
Amélie : Comment as-tu vécu ton processus de construction identitaire ?
Natacha : J’ai fait un voyage au Sénégal à 21 ans qui a été déterminant dans mon cheminement identitaire. J’ai d’abord découvert que j’étais normale. Mes cheveux, mon nez, mes lèvres, tout était standard ! Avant mon séjour au Sénégal, j’avais l’impression d’être aussi différente qu’une personne à qui il manque une jambe. Ce voyage a aussi été l’occasion d’acquérir un bagage culturel positif sur les peuples noirs. À l’université, j’avais eu l’occasion d’étudier l’esclavagisme et la désorganisation des pays africains. Au Sénégal, j’ai découvert les luttes de libération, des œuvres littéraires, de la musique et des films qui m’ont offert sur un plateau d’argent un ensemble de raisons d’être fière d’être Noire. J’ai donc enfin pu assumer ma double identité. Une identité qui est moins tournée vers la communauté haïtienne que la communauté noire.
Amélie : Je suis aussi allée à la rencontre de ma culture en vivant une période de ma vie au Vietnam. Avec le recul, je crois que j’ai voulu me réconcilier avec moi-même et réconcilier ma famille avec le départ sans retour. Aujourd’hui, je suis fière de mon identité à la fois québécoise et vietnamienne, ou peut-être ni québécoise ni vietnamienne. Je trouve d’ailleurs blessant que certaines personnes se permettent de définir mon identité en affirmant que je serais peu ou pas vietnamienne.
Natacha : Je te comprends, parfois les gens nous servent ce type de discours comme un compliment, une marque d’inclusion. À l’inverse, je suis aussi agacée quand on pointe ma différence sans raison pertinente. Le milieu militant a souvent tendance à le faire, par exemple, en saluant chaque groupe minoritaire au début d’une conférence. Si l’objectif est simplement de me saluer, je préfère être incluse dans la grande communauté des êtres humains.
[1] Ginette Morrier, « Les stratégies identitaires des adolescents de l’adoption internationale appartenant à deux groupes racisés », mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1995, p. 36 à 42.