Jeu documentaire : interactif et politique

No 067 - déc. 2016 / janv. 2017

Mini-dossier : jeux vidéos engagés

Jeu documentaire : interactif et politique

Yannick Delbecque

Entrevue avec David Dufresne, réalisateur de documentaires interactifs et de jeux documentaires, dont Fort McMoney (fortmcmoney.com) et Prison Valley.

À bâbord ! : Pourquoi avoir choisi le jeu documentaire comme moyen d’expression ?

David Dufresne : J’ai commencé par des documentaires interactifs pour explorer la possibilité de jeter un regard documentaire sur le monde par Internet, en utilisant les codes narratifs qu’il rend possibles telles l’interactivité, la participation, etc. Ensuite, il y a eu l’idée d’utiliser les codes et la grammaire du jeu vidéo. On peut créer un documentaire interactif qui utilise cette grammaire sans nécessairement en faire un jeu pour autant.

J’ai beaucoup joué aux jeux vidéo étant jeune. Pour plusieurs, ces jeux ont une portée narrative évidente ; pour certain·e·s, ils ont même une portée politique. On ne peut pas laisser la plus grande industrie de divertissement au monde uniquement aux mains de gens qui veulent faire de l’argent et qui n’auraient rien d’autre à dire du monde que « c’est un business ».

ÀB ! : Est-ce que l’interactivité ou le mélange d’éléments réels avec des éléments fictifs peuvent nuire à la clarté du message que l’on veut diffuser par un jeu documentaire ?

D.D. : Je crois que la plus grande mise en scène, c’est le téléjournal. Je pense que les chaînes d’information en continu nous vendent une fiction. Là où c’est très adroit, c’est que c’est présenté comme la réalité.

Mélanger les codes du jeu vidéo avec la réalité est effectivement périlleux et dangereux, mais c’est pour ça que c’est excitant ! Quand on a fait Fort McMoney, on travaillait avec des concepteurs de jeu avec qui on a établi une limite infranchissable : ne pas tordre la réalité sous prétexte que ça servirait la mécanique de jeu. Celle-ci doit toujours être au service du propos, de la « réalité » et de la vision documentaire.

Quand l’ONF a embarqué dans le projet Fort McMoney, on m’a mis en garde contre la « fatigue verte » qui fait qu’un film, un livre ou autre projet portant sur l’environnent marchera moins bien que s’il portait sur un autre thème. On a donc décidé d’amener les gens à s’intéresser à ce sujet par une forme nouvelle, le jeu documentaire, pour finalement les amener à s’intéresser au fond. Notre pari a marché : pas mal de gens ont d’abord été intrigués par la formule « jeu documentaire », pour finalement s’intéresser aux débats sur les enjeux environnementaux, mais aussi sociétaux et sociaux qu’on y retrouvait. L’organisation du jeu place d’ailleurs les impacts sociaux dans les premiers épisodes et introduit les impacts environnementaux dans le troisième épisode seulement.

ÀB ! : Comment crée-t-on un jeu documentaire ?

D.D. : C’est énormément de travail, car il faut envisager de nombreux parcours du joueur. Un documentaire classique est une forme de gestion du temps : on doit penser à l’enchaînement des séquences. Dans le jeu documentaire, on est plutôt dans la gestion de l’espace : on permet au joueur de se promener sur un site web, d’aller d’un endroit à un autre. Pour Fort McMoney, on est allé très loin dans la gestion de l’espace pour faire ressentir à l’internaute le côté gigantesque des sables bitumineux.

Il y a aussi la difficulté, comme évoquée plus tôt, de ne pas tordre la réalité. Le concept du jeu Fort McMoney, c’est de faire une ville virtuelle de la ville réelle et de donner des points aux visiteurs du site pour leur permettre de participer à des sondages et des référendums dont les résultats changent la ville. Pour ce moment d’extrapolation, nous sommes allés voir les gens de l’IRIS [Institut de recherche et d’informations socioéconomiques] qui nous ont aidés à schématiser cela. Par exemple, une des consultations porte sur les autoroutes (question importante à Fort McMurray où il y a beaucoup de morts sur l’autoroute principale de la région, surnommée l’« autoroute de la mort »). Si on vote oui à cette consultation, on fait baisser le nombre d’accidents, mais on augmente l’exploitation des sables bitumineux en permettant à plus de personnes d’aller travailler. Nous avons travaillé plusieurs jours avec les gens de l’IRIS pour rendre plausibles nos extrapolations : peut-être que la ville devient une ville fantôme, peut-être devient-elle un Las Vegas du pétrole. Nous avons appris avec eux que la nationalisation de l’industrie pétrolière en Norvège n’a pas forcément eu d’effet positif sur l’environnement.

On doit donc se poser énormément de questions autant au moment de la conceptualisation, de la scénarisation, de tournage qu’à celui du montage. C’est cela qui est passionnant !

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème