Entre le profane et le sacré
Les innocentes
Coproduction franco-polonaise, le dernier long métrage de la cinéaste Anne Fontaine met en scène avec brio un drame méconnu de la Pologne occupée par les Soviétiques.
On ne saurait contester qu’Anne Fontaine a emprunté un chemin inhabituel pour devenir cinéaste. Après avoir été tour à tour danseuse et actrice de seconds rôles, la Franco-Luxembourgeoise s’est lancée dans la mise en scène théâtrale, dès 1986, en codirigeant une audacieuse adaptation du célèbre Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, avec Fabrice Luchini, son conjoint de l’époque.
Ultérieurement, elle réalise deux films à petit budget qui attirent l’attention de certains observateurs avertis : Les histoires d’amour finissent mal… en général (1992) et Augustin (1994). Pourtant, c’est grâce à la réalisation du subtil et pénétrant Nettoyage à sec (1997) qu’Anne Fontaine réussit à séduire le grand public tout en remportant son plus important succès d’estime des années 1990.
Malheureusement, au début des années 2000, la réalisatrice ne parvient pas à s’imposer comme par le passé. Cela explique qu’elle signe des longs métrages sans originalité comme Nathalie… (2003) et La fille de Monaco (2008). À travers ces œuvres ainsi que dans le complaisant drame biographique Coco avant Chanel (2009), la cinéaste se détourne de l’étude de mœurs et de l’exploration psychosociologique approfondie afin d’obtenir des succès commerciaux. Néanmoins, de façon surprenante, Fontaine réussit à reconquérir des cinéphiles exigeants grâce à sa création Gemma Bovery (2014), une adaptation assez fidèle d’un roman graphique homonyme de Posy Simmonds.
Même si cette œuvre cinématographique n’a pas touché le grand public comme elle l’aurait souhaité, Anne Fontaine n’hésite pas à traiter derechef d’un sujet difficile dans le drame de mœurs à dimension historique Les innocentes (2016). À travers ce long métrage, la réalisatrice met en relief un phénomène méconnu du passé guerrier occidental : celui des viols de religieuses polonaises commis par des soldats de l’armée soviétique vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Un résumé du film
En Pologne, durant l’hiver de 1945, une religieuse bénédictine sollicite l’aide de Mathilde Beaulieu, une femme médecin de la Croix-Rouge française, pour procéder à l’accouchement d’une sœur de son couvent, qui a été violée par un soldat soviétique plusieurs mois auparavant. Nonobstant quelques hésitations, Mathilde se rend au monastère des bénédictines pour prêter main-forte à la religieuse dont l’accouchement pourrait se révéler difficile. Après avoir permis à cette jeune femme de donner naissance à son enfant, Mathilde découvre que d’autres nonnes du couvent ont subi des viols et qu’elles sont elles-mêmes enceintes.
Dès lors, la femme médecin tente de convaincre la mère supérieure de l’ordre de solliciter l’aide de la Croix-Rouge polonaise afin de s’assurer que les accouchements des religieuses concernées auront lieu dans des conditions adéquates. Toutefois, la vieille femme refuse d’accéder à cette demande de peur que cela ne suscite un scandale, qui affecterait considérablement sa communauté. Elle consent cependant, à contrecœur, à ce que Mathilde aide des bénédictines à donner naissance à leurs enfants.
Une réalisation exceptionnelle
De manière fort judicieuse, Anne Fontaine crée ici une mise en scène hybride, qui lui permet d’identifier le caractère polymorphe de l’univers fictionnel qu’elle représente. Dans cette perspective, on remarquera l’éclectisme stylistique de la cinéaste, qui marie une esthétique contemplative avec un réalisme critique, tout en incorporant des touches subtiles de surréalisme à travers son film. La combinaison de ces éléments aurait pu s’avérer hasardeuse, voire maladroite. Cependant, Fontaine évite constamment de se complaire dans le formalisme.
Voilà pourquoi elle parvient à établir un bel équilibre entre la forme et le contenu de sa narration. Dans ces circonstances, le spectateur pourra apprécier la syntaxe très élaborée dont se sert Anne Fontaine pour relater son récit. Témoignant d’un sens magistral du cadrage, des éclairages, des couleurs et du décor, la cinéaste dépeint ses personnages à hauteur d’être humain et réussit à traduire leur évolution psychologique dans un contexte précis.
En outre, il convient de souligner qu’Anne Fontaine a recours à des travellings très pertinents et à un montage audacieux afin de saisir adéquatement les mouvements équivoques de ses principaux personnages. Globalement, cela lui permet de dépeindre avec brio deux mondes qui se révèlent plus proches qu’on pourrait le croire a priori : celui des profanes et celui des religieux.
La solidarité de Mathilde envers les religieuses polonaises
Sans ambages, on peut affirmer que deux ruptures narratives des Innocentes donnent l’occasion au spectateur de comprendre pourquoi Mathilde et les sœurs bénédictines qu’elle côtoie en viennent à se rapprocher grandement, malgré leurs différences.
En effet, la tentative de viol dont Mathilde a été victime alors qu’elle cherchait à regagner les quartiers de la Croix-Rouge française lui permet d’éprouver une vive et durable empathie pour les religieuses, qui ont subi de très graves agressions sexuelles alors que la guerre sévissait encore en Pologne.
Subséquemment, ce sentiment de compassion poussera Mathilde à utiliser, avec cran, un stratagème afin d’éviter que les religieuses ne soient victimes d’autres mauvais traitements que pourraient leur infliger les membres de l’armée soviétique. La femme médecin a recours à la ruse lors de la scène où on voit des soldats de l’URSS faire irruption dans le couvent des bénédictines sous prétexte qu’elles y cacheraient certains de leurs ennemis.
Tandis que ces militaires s’apprêtent à fouiller de fond en comble les lieux, l’héroïne leur signale spontanément que le monastère a été placé en quarantaine en raison d’une épidémie de typhus, qui touche les membres de la congrégation religieuse. Même s’ils ne sont pas convaincus de la véracité des propos tenus par la femme médecin, les soldats soviétiques préfèrent quitter le couvent promptement plutôt que de courir le risque d’être victimes de la maladie.
En termes syntaxiques, par le biais d’un plan rapproché fort maîtrisé, Anne Fontaine révèle au spectateur la reconnaissance qu’éprouvent les membres de la communauté religieuse envers leur bienfaitrice qui, grâce à un « pieux mensonge », les a tirées d’une situation particulièrement périlleuse. Dans ces circonstances, il apparaît cohérent que plusieurs nonnes perçoivent Mathilde comme « une envoyée de Dieu » et qu’elles soient vivement rassurées par sa présence.
Un humanisme nécessaire
À certains égards, l’œuvre cinématographique de Fontaine rappelle des drames religieux comme Les anges du péché (1943) de Robert Bresson et Le dialogue des Carmélites (1959) de Philippe Agostini. Cependant, il apparaît clair que Les Innocentes établit une dialectique plus poussée que les deux longs métrages précités au sujet des rapports qui unissent le monde laïque et le monde sacré.
Somme toute, la réalisatrice nous suggère avec finesse que l’être humain doit constamment éviter les écueils du repli sur soi et de l’ignorance de l’autre puisque c’est à travers des actions altruistes, désintéressées qu’il manifeste sa grandeur et donne à la vie tout son sens. Voilà une leçon des plus opportunes, pour chacun d’entre nous, compte tenu de la montée des sectarismes, qui se manifestent actuellement dans différentes parties du monde.