On est rendu à argumenter sur La petite sirène...

No 094 - Hiver 2022/2023

Sortie des cales

On est rendu à argumenter sur La petite sirène...

Jade Almeida

En juillet 2020, on annonce que le rôle iconique de la petite sirène sera interprété par la chanteuse afro-américaine Halle Bailey : c’est le scandale sur les réseaux sociaux. Une analyse du débat en ligne à travers le concept de « racebending » s’avère nécessaire.

Ariel est une princesse qui vit sous l’océan, fascinée par le monde des humains, elle rêve de « partir là-bas » un jour. Elle nage souvent jusqu’à la surface et finit même par tomber amoureuse d’un humain. Lorsque son secret est découvert, et face à la colère de son père, elle passe un pacte avec une femme mi-octopus, Ursula, pour échanger sa queue de poisson contre des jambes. Tout ici fait donc appel à l’imagination. Après tout, son meilleur ami, jaune et bleu, s’appelle Polochon, et un goéland lui vient en aide pour que le prince Éric l’aime en retour.

Pour autant, dès l’annonce du casting de Halle en juillet 2020, internet explose. Dans les heures qui suivent, le mot-clic #NotMyAriel (#PasMonAriel) est en trending mondial sur Twitter, tandis que des adultes d’âge mûr se filment en train de mettre à la poubelle ou de mettre le feu à leur DVD de La Petite Sirène. Iels affirment qu’Ariel ne peut pas être incarnée par une jeune femme noire (parce que, bien évidemment, c’est de cela qu’il s’agit) et voilà que les détracteur·trices s’accaparent des termes comme « appropriation culturelle », « effacement de l’héritage », certain·es allant plaider une attaque envers la culture européenne.

Internet ayant la mémoire courte, le débat s’apaise. Mais voilà, en septembre 2022, un premier extrait de la bande-annonce est rendu public et le hashtag #notmyariel repart de plus belle. Des semaines plus tard et nous en sommes encore à argumenter pour défendre le casting d’une princesse mi-poisson qui chante « sous l’océan ». Et par nous, j’entends la communauté noire, mais aussi pas mal d’autres communautés racisées, malheureusement habituées à subir les flammes de la suprématie blanche.

Ces cris d’orfraie, qui sonnent aussi faux qu’Eurêka sous la pleine lune, témoignent en réalité d’une incompréhension fondamentale de la différence entre « whitewashing » et « racebending » et, de manière plus générale, d’une incompréhension de ce qu’est l’appropriation culturelle ainsi que d’un total refus de comprendre le racisme systémique.

Whitewashing, racebending

Le « whitewashing » ou blanchiment est le fait d’utiliser des acteur·rices blanc·hes pour jouer le rôle de personnages racisés. L’histoire cinématographique états-unienne en est jonchée d’exemples : pensez, John Wayne pour Genghis Khan, Rooney Mara pour la « princesse indienne » de Peter Pan, Tilda Swinton pour Yao alias l’Ancien de Dr. Strange, quasiment tout le casting d’Avatar : le dernier maître de l’air, le film Gods of Egypt, et j’en passe des plus ridicules… Certains de ces rôles étaient d’ailleurs joués de sorte à se moquer de la communauté dépeinte (c’est le cas avec Mickey Rooney qui caricature un personnage supposé être japonais dans Petit déjeuner chez Tiffany), mais elle est d’autant plus dommageable lorsqu’on prend en compte le faible nombre de personnages racisées offerts dans les médias. Ainsi, les opportunités de casting pour les acteur·rices racisé·es sont risibles comparativement à leurs collègues blanc·hes, et si des changements s’opèrent très récemment, on reste extrêmement loin de l’historique d’opportunités et de représentations offertes au public blanc depuis l’invention du cinéma.

De l’autre côté, nous avons le « racebending », qui consiste à changer l’appartenance raciale d’un personnage. Alors que « whitewashing » consiste à choisir une personne blanche pour incarner une personne racisée, le « racebending » consiste à changer l’appartenance raciale d’un personnage, lorsque cette appartenance n’a pas de lien avec l’histoire, et choisir un·e acteur·rice racisé·e pour l’incarner. Les occasions de « racebending » sont donc bien spécifiques. Par exemple, il est impossible de le faire avec Mulan. En dépit de toutes les libertés que le studio Disney a pris avec la Ballade de Mulan, livre sur lequel est basée le dessin animé, le fait que Mulan soit chinoise reste au cœur de ses motivations. Toute l’histoire est modelée par le fait qu’elle se déroule en Chine et par son appartenance à ce territoire. Mulan prend les armes pour défendre la Chine contre une invasion extérieure, après tout. Black Panther est supposé être un roi d’un territoire en Afrique, isolé du reste du monde. Dans ce contexte, il ne peut être joué que par une personne noire pour que l’histoire ait du sens. Ainsi, l’appartenance raciale et ethnique de ces personnages est profondément liée à leur raison d’être.

Racebending et culture populaire

Au contraire, Spiderman n’a pas une appartenance raciale particulière par rapport à son histoire, il offre donc une possibilité de « racebending », ce que bon nombre de fans ont déjà souligné. Après tout, c’est l’histoire d’un jeune homme qui vit avec ses grands-parents dans un quartier défavorisé, dont un membre de sa famille est tué par arme à feu en pleine rue, un meurtre que la police échoue à élucider. En faire un personnage noir, dans ce contexte, offre une dimension de critique sociale, voire une profondeur supplémentaire à la trajectoire du héros. Autre exemple : récemment, un·e utilisateur·rice d’un forum en ligne argumentait que Wolverine pourrait être interprété par une personne autochtone. Il s’agit d’un personnage qui a subi la torture du gouvernement canadien, à qui on a délibérément effacé les souvenirs et qui a été maintenu captif, instrumentalisé puis qu’on a tenté de détruire. Au regard de l’histoire coloniale du pays, le fait d’avoir un personnage dont on a effacé la mémoire pour le contrôler pourrait symboliser les tentatives de génocide. C’est le genre de pratique qui rentre dans la définition du « racebending ».

En ce qui concerne Ariel, plusieurs détracteurs ont déclaré que le conte originel était danois et que, par conséquent, il s’agissait d’appropriation culturelle. Bien essayé, mais non. Tout d’abord, le conte originel de La Petite Sirène est certes un texte danois, mais il s’agit d’un récit bien différent de la version Disney. Résumé rapidement, la princesse se suicide à la fin et son âme se voit condamnée à 100 ans de servitude. On est très loin du concert sous la mer et du mariage sur le bateau. Il est donc tout à fait hypocrite de vouloir défendre la version originale quand personne n’a levé un sourcil en 1989 et qu’aucune critique n’était faite dans l’annonce de la version live avant le casting de Halle.

De plus, certes le conte est danois, mais Ariel n’a absolument rien à voir avec la culture danoise, elle n’est pas codée comme telle, ni dans la version originale et encore moins dans celle de Disney. À l’inverse, regarder Mulan sans comprendre qu’elle est chinoise est impossible. Et, bien évidemment, des personnes danoises noires, cela existe, mais si on commence à vouloir faire dans la finesse, on va en perdre beaucoup. Enfin, le « racebending » est aussi une critique du traitement de la blanchité comme associée à la neutralité dans les médias. Il est intéressant de remarquer qu’on a souvent fait le choix d’un·e acteur·rice blanc·he pour incarner un personnage racisé, mais qu’on refuse qu’une personne racisée puisse incarner la blanchité. Bien qu’on n’essaie pas de faire passer Ariel pour une femme blanche dans le cas qui nous occupe, ces dynamiques sont tout de même à considérer.

Potentiels symboliques

Bien qu’il s’agisse d’un film Disney, et donc les attentes sont à modérer, le spin d’en faire une princesse noire offre une dimension intéressante à l’histoire. Comme je l’ai vu passer à plusieurs reprises sur Twitter, vu le nombre d’Africain·es jeté·es à l’eau durant le commerce esclavagiste, l’idée qu’un peuple noir se serait développé sous l’océan est presque touchant à imaginer. Et j’ai bien conscience que ma chronique a pris un tournant drastique très vite, mais n’oublions pas que ma chronique s’intitule « Sortie des cales », les cales du navire négrier, ces funestes bateaux dont les « pertes » se trouvent au fond de l’océan. Si Ariel doit être une princesse de ce royaume, qu’elle soit noire. 

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