Dossier : Financiarisation du (…)

Dossier : Financiarisation du logement - Champ libre au privé

Que signifie la financiarisation du logement ?

L’architecture financière de la crise

Louis Gaudreau

Les ténors de l’industrie immobilière nous disent que l’actuelle crise du logement résulterait d’une réglementation trop restrictive qui aurait longtemps découragé l’investissement privé dans le marché résidentiel et créé un problème « d’offre ». Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’argent circulant dans ce secteur que depuis vingt ans. Pourquoi sommes-nous donc confronté·es à une aussi importante crise du logement ?

L’afflux sans précédent de capitaux dans le secteur de l’immobilier provient en grande partie d’acteurs financiers dont les investissements, par ailleurs activement soutenus par les pouvoirs publics, ont poussé les prix à la hausse et ont contribué à la quasi-disparition du logement financièrement accessible. La crise dans laquelle est plongé le Québec depuis plusieurs années est donc étroitement liée à cette vague d’investissements qui a profondément transformé le fonctionnement du marché résidentiel. Ce phénomène, que l’on nomme financiarisation, n’est pas que local. Il se déploie à grande vitesse dans plusieurs régions du monde.

La financiarisation est au cœur de l’évolution du capitalisme depuis les années 1990. Elle désigne le processus par lequel la finance (ses institutions, ses acteurs) parvient à exercer une emprise grandissante sur l’activité économique et sociale. La financiarisation se traduit par la montée en puissance d’acteurs financiers (des fonds d’investissement et des banques en particulier) et, plus fondamentalement, par leur capacité à soumettre des domaines essentiels de la vie sociale à leur logique et à leurs exigences.

Le marché du logement n’a pas échappé à ce processus. Il a même activement participé à sa diffusion et sa normalisation. Aujourd’hui, les activités qui sont au cœur de son fonctionnement, soit le financement hypothécaire, la production et la détention-gestion d’immeubles résidentiels, sont dominées par des pratiques et impératifs financiers ou en voie de l’être.

Financement hypothécaire et titrisation

Le financement hypothécaire est sans contredit l’activité dans laquelle la financiarisation du logement s’est le plus développée et par laquelle ses effets se font sentir de façon plus marquée. Les prêts hypothécaires jouent depuis longtemps un rôle central dans le fonctionnement du marché du logement, car ils rendent possible la très vaste majorité des transactions immobilières et des projets de construction résidentielle.

Au Canada, les banques (avec les Caisses Desjardins au Québec) règnent presque sans partage sur ce secteur d’activité. Depuis le début des années 2000, elles y ont considérablement accru leur participation en ayant recours à la technique de la titrisation, qui leur permet de transformer les prêts qu’elles accordent en titres financiers. Elles peuvent par la suite vendre ces titres à d’autres investisseurs qui reçoivent en échange les remboursements mensuels auxquels donnent droit les hypothèques à l’origine de l’opération.

Ce nouveau marché des titres hypothécaires, créé pour l’industrie financière, a connu un essor considérable au cours des deux dernières décennies. Les banques y ont vendu pour plusieurs centaines de milliards de dollars de prêts hypothécaires à des fonds d’investissement ou à d’autres banques et ont pu réinvestir ces sommes dans de nouveaux prêts… également « titirisables ». La forte demande des investisseurs pour les titres hypothécaires a par conséquent donné aux institutions financières les moyens de financer dans des proportions entièrement nouvelles la construction, la rénovation ou la vente de logements et de parier sur la hausse des prix qui allait en résulter pour attirer de nouveaux investissements. En effet, la croissance importante du prix des propriétés enregistrée dans plusieurs villes, de même que celle des loyers qui s’en est suivie, n’aurait tout simplement pas pu être possible si elle n’avait pas d’abord été validée par des institutions financières disposées à prêter et encouragées à le faire par les marchés financiers. En d’autres termes, c’est sur le marché financiarisé des prêts hypothécaires qu’ont été puisées les sommes nécessaires à la spéculation, les surenchères et les conversions d’immeubles qui ont conduit aux importants problèmes d’accès au logement que l’on connaît depuis plusieurs années.

Les promoteurs et leurs nouveaux partenaires

Il faut dire que ces pratiques ont fortement été encouragées par les pouvoirs publics et les autorités monétaires du pays. La très grande majorité des opérations de titrisation sont assurées par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (donc de l’État fédéral) qui se porte garante de toute perte que les détenteurs de titres pourraient éventuellement subir. Les banques, les fonds et autres investisseurs ne courent donc aucun risque à s’y engager. De plus, pendant la crise financière mondiale de 2008, puis la pandémie de COVID-19 en 2020, le gouvernement fédéral n’a pas hésité à injecter plusieurs dizaines de milliards de dollars dans des acquisitions de titres afin de protéger le marché hypothécaire des conséquences d’un possible ralentissement [1]. Chaque fois, ces interventions publiques ont eu pour effet de nourrir l’effervescence immobilière. Enfin, la politique d’assouplissement quantitatif menée par la Banque centrale du Canada jusqu’en 2021 a permis de maintenir les taux hypothécaires à des niveaux très bas et de nourrir les marchés financiers de liquidités dont une partie a très certainement été réinvestie dans l’immobilier résidentiel.

Le processus de financiarisation est aussi bien amorcé dans le domaine du développement résidentiel, en particulier dans la grande région de Montréal et dans d’autres grandes villes comme Toronto et Vancouver. Au cours des 15 dernières années, l’industrie montréalaise de la promotion immobilière a elle aussi attiré d’importants investissements en provenance de fonds privés ou cotés en bourse, comme Fiera Capital, ou encore de fonds de travailleur·euses tels que le Fonds immobilier de solidarité de la FTQ ou Fondaction-CSN. Malgré les origines syndicales de certaines d’entre elles, ces entreprises ont pour vocation première de générer des revenus pour leurs actionnaires ou leurs cotisants, ce qui les conduit à privilégier des projets résidentiels à forts rendements. On leur doit notamment les grandes tours de condominiums haut de gamme qui ont été érigées en grand nombre dans plusieurs quartiers centraux de Montréal ou qui sont construites aux abords des futures stations du REM (voir l’article de Marc-André Houle dans ce dossier).

Les fonds ont pour habitude de s’adjoindre de grandes entreprises de promotion immobilière. Ceux-ci ne se limitent pas seulement à financer les opérations, comme le faisaient les investisseurs privés ou les particuliers auxquels les promoteurs s’associaient fréquemment pour compléter leurs montages financiers. Ils prennent aussi une part active à la réalisation des projets. Afin de s’assurer que les rendements élevés promis à leurs actionnaires soient atteints, ils exercent un droit de regard sur les produits résidentiels à privilégier, sur le prix de vente ou de location des unités résidentielles ainsi que sur les stratégies de mise en marché. Leur modèle d’affaires laisse assez peu de place à des logements à faible rendement, ce qui explique sans doute leur opposition à la récente Politique pour une métropole mixte (dite du 20-20-20) qui impose l’inclusion de logements abordables et sociaux à tous les grands projets résidentiels.

De plus, en raison des sommes importantes qu’ils ont à investir, les fonds ne participent qu’à des opérations d’envergure qui ont un impact sur l’ensemble du marché, notamment sur le prix des terrains avoisinants, et donc sur le type de logements que d’autres développeurs, qu’ils soient privés ou à but non lucratif, seront en mesure d’y construire. Ainsi, là où ils interviennent, les fonds d’investissement ne se contentent pas de mettre leur argent à la disposition des promoteurs. Ils agissent sur leurs pratiques de même que sur les conditions et tendances générales du développement résidentiel. C’est de cette manière qu’ils contribuent à sa financiarisation.

Le logement locatif dans le collimateur

Enfin, la finance a également fait son nid dans le marché du logement locatif. Au milieu des années 1990, le gouvernement fédéral s’est entièrement retiré du financement du logement social en justifiant cette décision par son désir d’encourager l’investissement privé dans le marché locatif et d’y attirer de nouveaux capitaux provenant des marchés financiers.

Pour ce faire, il a mis en place différents incitatifs à la création d’entreprises financières spécialisées dans l’acquisition d’immeubles locatifs, dont les plus importantes sont les fiducies de placement immobilier (FPI), mieux connues sous leur appellation anglaise de Real Estate Investment Trust (REIT). Les FPI sont des fonds d’investissement cotés en bourse qui se financent en vendant des actions et en promettant à leurs actionnaires des dividendes stables et croissants. Selon la chercheure Martine August, ces fonds ont à eux seuls acheté plus de 200 000 unités locatives depuis la fin des années 1990 au Canada et 17 entreprises financières comptent désormais parmi les 25 plus gros propriétaires résidentiels du pays [2]. Ces entreprises sont plus présentes à l’extérieur du Québec où les loyers sont encore moins bien réglementés. À Toronto, elles ont acheté la quasi-totalité des immeubles multifamiliaux mis en vente au cours de l’année 2020, tandis qu’à Yellowknife, un seul fonds, Northview REIT, possédait à lui seul 74 % des logements locatifs privés en 2017. Au Québec, leur présence est pour l’instant moins importante et se concentre dans les grands ensembles locatifs de plus de 100 logements.

On comprend aisément que de tels fonds, dont les investissements se chiffrent en milliards de dollars, soient moins intéressés par les rendements nécessairement plus faibles d’un duplex ou d’un triplex, car ce sont bel et bien les rendements d’échelle que visent ces entreprises. Les travaux de Martine August montrent également que, dans les immeubles dont ils sont propriétaires, les fonds mettent en œuvre des pratiques de gestion orientées vers la maximisation des bénéfices pour leurs actionnaires, au détriment de l’abordabilité des logements, de la qualité de vie et même de la sécurité des locataires. Leur engagement à maintenir des niveaux de rendements croissants les incite à déployer d’agressives stratégies visant à extraire le maximum de valeur de leurs immeubles, par exemple en augmentant systématiquement les loyers, en recourant aux expulsions ou à diverses formes de pression afin de favoriser les changements rapides de locataires, ou encore en investissant minimalement dans l’entretien et la rénovation. En raison de la structure de financement de ces entreprises et de leur raison d’être, le logement y est d’abord conçu comme un actif à valoriser, comme le serait n’importe quel autre produit financier. Avec la montée des fonds d’investissement dans le marché locatif, qui est encore très inégale selon les régions et les provinces, c’est la propriété du logement qui tend alors à se financiariser.

Les conséquences de la financiarisation

Même s’il n’est pas entièrement achevé, le processus de financiarisation a jusqu’ici, sous ses diverses formes, contribué de manière importante au déclenchement de l’actuelle crise du logement. Il a créé une pression à la hausse sur les prix et surstimulé la construction et les acquisitions d’immeubles destinés aux segments les plus rentables du marché. La masse de capitaux qui a afflué vers ce secteur a créé un déséquilibre important entre, d’une part, les besoins sociaux grandissants pour du logement de qualité et accessible financièrement et, d’autre part, les exigences de rendement d’acteurs financiers qui sont devenus incontournables.

Ainsi, la thèse de la financiarisation, qui est de plus en plus souvent évoquée pour expliquer la crise du logement à laquelle sont confrontées de nombreuses villes du monde, ne se résume pas au seul constat de l’arrivée de nouveaux acteurs dans le marché résidentiel. Elle renvoie d’abord et avant tout à une transformation de son mode de régulation, c’est-à-dire de la logique et des rapports sociaux qui président à son fonctionnement. La financiarisation n’a évidemment rien changé au fait que le logement est depuis longtemps une marchandise dont la production et le commerce sont motivés par la recherche de profit. Cependant, elle a radicalisé ce principe fondateur du marché du logement en créant des conditions dans lesquelles le profit peut se réaliser beaucoup plus rapidement, dans des proportions considérablement plus grandes et de façon encore plus déconnectée des besoins résidentiels.

La financiarisation fait aussi apparaître des acteurs jusqu’ici méconnus, comme les banques, les fonds d’investissement et les fonds de pension gérant l’épargne-retraite des travailleur·euses, devant lesquels les États se sont pratiquement effacés et qui jouissent d’un pouvoir d’intervention de loin supérieur à celui des propriétaires et des investisseurs-spéculateurs qui dominaient auparavant le marché du logement. Pour les citoyen·nes et les groupes engagés dans la lutte pour le droit au logement, la financiarisation redéfinit ainsi le cadre dans lequel ce combat doit être pensé.


[1En 2008, le Gouvernement du Canada a créé le Programme d’achat de prêts hypothécaires assurés dans le cadre duquel il a acheté aux institutions financières pour 69 milliards de dollars de titres hypothécaires. Il a répété l’expérience en 2020 en dotant ce programme d’un nouveau budget de 150 milliards de dollars, dont il n’a cependant dépensé qu’une petite partie (5,8 G$) en raison de la vigueur affichée par le marché de l’immobilier.

[2August, Martine (2022) La financiarisation du logement multifamilial au Canada. Un rapport pour le Bureau du défenseur fédéral du logement, Commission canadienne des droits de la personne, 39 p.

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