Environnement
Terre-Neuve-Et-Labrador : Le pétrole au secours de l’écologie
Le 6 avril dernier, Steven Guilbeault donnait son aval au controversé mégaprojet pétrolier Bay du Nord au large de l’île de Terre-Neuve. Cette nouvelle a été accueillie très favorablement par des milliers de personnes qui travaillent et dépendent de l’industrie pétrolière. Bien qu’une grande portion de la population de la province appuie le projet, un clivage social s’est creusé par rapport à ce dernier et a divisé cette province où l’extraction de ressources naturelles est toujours centrale.
Ce projet se veut l’un des plus ambitieux projets d’extraction pétrolière que le pays ait connus. La firme pétrolière norvégienne Equinor en est devenue responsable après avoir trouvé, en 2013, des gisements pétroliers à plus de 1 170 mètres de profondeur, sous le sol océanique et à 500 km au large de l’île de Terre-Neuve. D’autres gisements potentiels ont aussi été découverts entre 2016 et 2020 dans le même secteur. L’entreprise propose une exploitation pétrolière en cohérence avec sa vision d’un « futur neutre en carbone » [1] grâce à sa plateforme de forage pétrolier amovible plus performante que celles utilisées habituellement. Grâce à cette innovation, la province de Terre-Neuve-et-Labrador serait plus compétitive dans l’industrie pétrolière mondiale.
Solution au réchauffement climatique ?
Cette proposition a immédiatement piqué l’intérêt du gouvernement fédéral, qui a commandé une étude des potentiels impacts environnementaux. En 2022, l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC) dépose son rapport concluant que l’extraction pétrolière du sol océanique « n’est pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants ». Le projet est ensuite autorisé, sous réserve de mesures strictes visant à protéger l’environnement. Toujours selon l’AEIC, Bay du Nord cadre avec le plan du gouvernement fédéral d’atteindre la neutralité en carbone d’ici 2050. Le rapport stipule que : « le projet d’exploitation de Bay du Nord est un exemple de la façon dont le Canada peut tracer la voie à suivre pour produire de l’énergie à la plus faible intensité d’émissions possible tout en envisageant un avenir carboneutre. »
Même son de cloche du côté du premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, pour qui ce mégaprojet constitue une des solutions pour la transition écologique. « Notre gouvernement provincial a travaillé sans relâche pour défendre cette décision prudente du gouvernement fédéral, surtout que les bénéfices environnementaux et économiques du projet Bay du Nord sont maintenant clairs » [2], expliquait Andrew Furey le 6 avril 2022 dans un communiqué de presse par rapport à la décision positive d’Ottawa.
Ces deux exemples représentent bien la logique gouvernementale derrière ce projet. Le gouvernement fédéral, tout comme celui provincial à Terre-Neuve-et-Labrador, sont d’avis que l’extraction pétrolière peut être faite de manière à respecter les plans fédéraux en vigueur de réduction des émissions de gaz à effet de serre, sans contrevenir à l’objectif d’atteindre la carboneutralité dans les prochaines décennies. Cette logique est d’autant plus appuyée par l’idée que la population mondiale a toujours besoin de pétrole. Ceci permet de justifier la nécessité d’explorer et d’exploiter encore plus de gisements dans des milieux de plus en plus à risque.
« I Love NL Oil and Gas », et les autres
Avant même qu’Ottawa n’approuve le projet, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avait déjà signalé l’impossibilité de réconcilier exploitation pétrolière et lutte au réchauffement climatique. En ce qui a trait à Bay du Nord, le GIEC avait estimé le potentiel de pollution de Bay du Nord de 7 à 10 millions de voitures à essence sur les routes chaque année, traduisant les risques d’une augmentation accrue des gaz à effet de serre émis au Canada. Cela n’a pas convaincu Ottawa de faire marche arrière sur le projet.
Deux camps irréconciliables se sont formés par rapport à ce projet : d’un côté celles et ceux qui croient que le projet est une bonne nouvelle sur le plan économique ; de l’autre, beaucoup moins nombreuses sont les personnes convaincues que ce projet est une erreur monumentale dans un monde où la crise climatique affecte un plus grand nombre de gens chaque année. Les détracteurs et détractrices du projet ne comptent que pour 8 % de la population de Terre-Neuve : une grande acceptabilité sociale se dégage de la province par rapport à ce projet extractif. Chacun des deux camps considère les priorités de l’autre comme étant responsable d’une potentielle réduction de la qualité de vie de la population de la province, mais les voix contre Bay du Nord peinent à se faire entendre dans l’espace public.
Je me suis entretenu avec deux militantes de la Social Justice Co-operative of Newfoundland-Labrador, une organisation communautaire de luttes aux inégalités sociales et économiques dans la province, pour mieux comprendre leurs positions face à ce projet pétrolier.
Pour Kerri Claire Neil, co-présidente de la Social Justice Co-op, le projet Bay du Nord a mené la population de la province à se politiser. Selon la militante, le secteur pétrolier mise sur le patriotisme terre-neuvien-et-labradorien pour justifier le projet, en utilisant notamment des stratégies de marketing, comme des vêtements ou des autocollants où l’on peut voir le slogan « I Love NL Oil & Gas ». Cela effraie beaucoup de gens qui souhaiteraient se positionner contre le projet ou simplement débattre du potentiel de ce dernier. « L’industrie mise sur ce sentiment de patriotisme avec des formules du genre “ Si vous ne supportez pas le projet, vous ne supportez pas la province ”. Ça fait en sorte que les écologistes et les gens qui sont contre Bay du Nord sont perçus comme des ennemis et sont souvent associés au socialisme et à la mauvaise santé financière de Terre-Neuve-et-Labrador », explique-t-elle. Cette peur est alimentée en outre par l’absence de perspectives pour les travailleurs et travailleuses, surtout dans le domaine pétrolier, où la propagande misant sur cette insécurité est palpable.
Ainsi, plusieurs progressistes ont qualifié l’approbation du projet Bay du Nord d’un manque de vision pour la province. Pour Sarah Sauvé, militante au sein de la Social Justice Co-op, l’absence de diversification économique et d’investissements dans de réelles alternatives énergétiques ne peut que rendre Terre-Neuve-et-Labrador plus vulnérable aux changements climatiques. De plus, les promesses faites par l’industrie pour alimenter l’approbation sociale face à leur projet ne sont bien souvent que des mots qui ne se concrétisent pas. Comme l’explique Sarah Sauvé, les engagements de l’industrie pétrolière afin de renflouer les coffres et payer les dettes de la province ne se sont jamais matérialisés, malgré tous les mégaprojets et toutes les promesses de retombées économiques. En quoi le projet Bay du Nord serait-il différent ?
Il faut aussi souligner la faiblesse des mouvements communautaires et sociaux qui pourraient contester Bay du Nord dans la province. Ce qui fait la force de la Social Justice Co-op dans ses luttes sociales contre le projet Bay du Nord, c’est qu’elle est un mouvement populaire entièrement financé par la base, contrairement à la majorité des autres organismes, qui sont subventionnés par le gouvernement. « Puisque les autres organismes reçoivent l’argent du gouvernement propétrole et pro-Bay du Nord, ils doivent faire des compromis et adopter des postures moins critiques, ce qui nuit à la contestation du projet et donne plus de raisons au gouvernement d’aller de l’avant », précise Kerri Claire Neil.
Ainsi, la coopérative est l’un des seuls groupes organisés qui peuvent protester contre le projet. Les militant·es au sein de l’organisation sont malgré tout marginaux·ales et marginalisé·es en raison de leur insistance sur un changement de paradigme énergétique et une juste transition écologique.
[1] Tel que décrit sur le site Web de l’entreprise Equinor, « The Bay du Nord project » : www.equinor.com/where-we-are/canada-bay-du-nord
[2] Gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, « Premier Furey and Minister Parsons Comment on Bay du Nord Development Project ». En ligne : www.gov.nl.ca/releases/2022/exec/0406n06/