Dossier : Financiarisation du logement - Champ libre au privé
Mainmise sur les terrains publics. Sevrer la bête
Il existe à Montréal de grandes friches urbaines qu’il faut redévelopper et qui font l’objet d’une importante bataille. Elles attirent l’attention des promoteurs, des spéculateurs et même des fonds de pension qui voient une opportunité pour y construire des logements très rentables. Mais il est essentiel qu’elles deviennent plutôt un lieu privilégié pour réinventer la ville au bénéfice des communautés locales.
Entre la crise du logement de 2001 et celle que nous traversons aujourd’hui, nous avons pu observer les effets dévastateurs du redéveloppement des grandes friches industrielles de l’arrondissement Le Sud-Ouest à Montréal. S’étant approprié d’immenses terrains à proximité du centre-ville, dont plusieurs étaient de propriété publique, différents promoteurs ont profité d’importants capitaux financiers pour développer d’immenses projets de condominiums, notamment le long du Canal-de-Lachine. Les milliers de nouvelles unités construites ont profondément transformé les vieux quartiers ouvriers environnants. Tant à Saint-Henri, dans la Petite-Bourgogne, à Griffintown qu’à Pointe-Saint-Charles, la revitalisation et le redéveloppement immobilier luxueux ont provoqué une vague de gentrification inédite.
Nous retenons de cette période de développement que la construction de petites unités résidentielles privées n’a pas fait baisser les prix des logements déjà existants ni comblé les besoins des familles, de la classe moyenne inférieure ou des ménages les plus à risque. Et ce n’est pas l’inclusion d’un mince pourcentage de logements sociaux qui aura permis de répondre à la demande. Au contraire, le surdéveloppement aura engendré de fortes hausses des valeurs foncières environnantes qui se sont traduites par le déplacement forcé des résident·es historiquement rattaché·es à ces quartiers.
De plus, plusieurs des unités construites – jusqu’au tiers dans Griffintown – servent de résidences secondaires, sont louées sur le marché à court terme ou restent de purs investissements. Pour freiner l’étalement urbain, encore faut-il que les unités construites soient réellement habitées par les ménages montréalais, et que le mode de développement ne chasse pas de plus en plus loin celles et ceux qui n’ont pas les moyens de rester dans leur quartier – contribuant malgré elleux à l’étalement urbain.
Il est crucial de ne pas répéter ce type de développement passéiste qui laisse les promoteurs privés dicter l’avenir de nos quartiers en fonction d’intérêts strictement spéculatifs.
Un nouveau front dans les dernières friches
Dans le Sud-Ouest, nous faisons maintenant face à une nouvelle offensive de ces mêmes promoteurs. Ils cherchent à reproduire leur modèle de développement et à s’approprier les derniers terrains industriels du secteur afin d’y implanter un Griffintown 2.0. Situé entre le Vieux-Montréal et le quartier habité de Pointe-Saint-Charles, un vaste secteur industriel nommé Bridge-Bonaventure qui est actuellement soumis à un exercice de requalification par la Ville de Montréal. Le site comprend plusieurs terrains publics appartenant à la Société Immobilière du Canada, laquelle a annoncé son intention de se lancer dans un développement mixte résidentiel, commercial et emploi, notamment au bassin Peel.
Un consortium de promoteurs, avec Devimco comme chef de file, a fait front commun. Travaillant dans l’ombre, ils ont acquis plusieurs lots privés et multiplient les opérations de lobbying pour mettre la main sur les terrains publics. Ils ont ensuite lancé médiatiquement leur « Vision Bridge-Bonaventure » pour les terrains publics et privés du secteur, et ce, avant les consultations publiques sur le plan directeur de la Ville de Montréal.
Leur stratégie, appuyée par un matraquage médiatique, consiste à insister sur l’urgence de la crise afin d’accélérer les processus pour que leur vision puisse se réaliser sans trop d’examens démocratiques. Ils invoquent la crise climatique et l’étalement urbain pour justifier une densité de construction bétonnée. Ils se plaignent de la lenteur des processus publics, voulant développer des raccourcis et affaiblir la réglementation – alors que l’aménagement urbain est une démarche qui remodèle la ville et détermine grandement le vivre-ensemble pour les générations à venir. Ils ont un pouvoir immense, celui que procure le capital, face à une ville exsangue et à des communautés locales difficiles à mobiliser.
La spéculation nourrie par des fonds syndicaux
La pratique spéculative des promoteurs consiste à acquérir des lots zonés industriels en vue d’en changer l’usage et le zonage pour permettre une résidentialisation à forte densité. Pour acquérir puis développer ces terrains fortement convoités et onéreux, cette bête du développement doit être nourrie, et c’est là que de nouveaux acteurs entrent en jeu.
Plusieurs fonds d’investissement, cherchant les meilleurs rendements pour les grands capitaux qu’ils gèrent, s’associent à ces promoteurs dans des sociétés en commandite afin de réunir les liquidités suffisantes pour lancer ces grands projets. La recherche de cibles élevées de profit entraîne la prolifération d’édifices en hauteur et de microcondos luxueux. Dans le secteur Bridge-Bonaventure, les principaux fonds qui soutiennent ce mode de développement sont les Fonds Immobiliers de Solidarité FTQ et le Fondaction CSN, en plus de Fiera Capital et du Fonds de retraite de la STM.
L’investissement immobilier est rentable, très rentable : il constitue depuis longtemps un placement sûr. Mais devant un enjeu qui touche un droit fondamental, soit le logement, peut-on se restreindre à la rentabilité comme valeur cardinale d’investissement et de développement ? Plusieurs villes du monde – Vienne nous vient tout de suite en tête – ont choisi de promouvoir le logement public, social, subventionné, pour accommoder plusieurs couches de la société. Dans une ville comme New York, des milliers de logements sont la propriété de syndicats et visent à loger dignement les travailleurs et travailleuses. Pourquoi la CSN, la STM, la FTQ choisissent-elles de mettre leurs œufs dans un panier de luxe, au détriment des travailleurs et travailleuses qu’ils représentent ?
Des fonds syndicaux ont pourtant déjà entamé une réflexion sur l’investissement éthique et les changements climatiques. Nous invitons les administrateur·trices des fonds de placement à suivre leurs pas et à se questionner sur les paramètres guidant leurs investissements résidentiels. Nous appelons les membres des fonds de retraite à exiger des stratégies d’investissement cohérentes avec leurs valeurs sociales, dans des projets qui répondent véritablement aux besoins des Montréalais·es, et non dans des projets sans acceptabilité sociale dans nos communautés. Impliquer nos fonds de retraite dans la construction de logements que nos familles ne pourront jamais se payer ne résoudra en rien la crise du logement abordable, bien au contraire.
Les terrains publics pour des intérêts collectifs
Il est temps – plus que temps ! – de déconstruire le discours des promoteurs affirmant que leurs grands projets immobiliers sont LA réponse à la crise du logement, à l’étalement urbain et à ses impacts sur la crise climatique. Leur discours d’écoblanchiment ne favorise en rien la résilience face aux changements climatiques, pas plus qu’il ne permet d’espérer l’accroissement du nombre de logements adaptés aux besoins réels.
C’est plutôt le contraire : malgré 20 ans de construction effrénée dans la métropole, la crise est plus aiguë qu’en 2001. Il est temps de changer de modèle, de leur retirer leur pouvoir et de les soumettre à des intérêts collectifs.
Nous devons maintenir les terrains publics du bassin Peel en dehors du marché spéculatif pour y développer un milieu de vie à échelle humaine, avec un grand chantier de logements sociaux et communautaires, des services de proximité, des équipements collectifs, des parcs et des espaces verts publics.
Le réseau communautaire de Pointe-Saint-Charles appelle donc les trois paliers de gouvernement à exercer leurs pouvoirs respectifs. Qu’ils ne vendent pas à des intérêts privés des terrains déjà payés par la collectivité ; qu’ils financent adéquatement un programme ambitieux de logements sociaux sans but lucratif ; qu’ils énoncent un plan directeur novateur qui permette la résilience collective face à la crise climatique.
Nous appelons aussi les fonds syndicaux à refuser de contribuer à la privatisation de ces terrains publics et à axer leur stratégie d’investissement sur le développement social de notre richesse collective.