Une hégémonie de longue durée ?

No 094 - Hiver 2022/2023

Retour sur les élections provinciales 2022

Une hégémonie de longue durée ?

Philippe Boudreau

Au-delà du décompte des voix et des sièges, quelles sont les tendances lourdes des dernières élections provinciales ? Quelle analyse faire de ces résultats ?

Les forces de droite ont remporté une éclatante victoire le 3 octobre dernier, les trois principaux partis à leur service récoltant ensemble 68 % des voix. Deux d’entre eux s’en sortent considérablement mieux, l’un reconduisant, avec 41 % des voix et 90 sièges, sa mainmise sur l’État québécois pour quatre années supplémentaires, l’autre formant l’opposition officielle avec 14 % des voix et 21 sièges. Le troisième est condamné jusqu’à nouvel ordre à mener une existence extraparlementaire, bien qu’il ait obtenu 13 % des suffrages. Mais au-delà du décompte des voix et des sièges, quelles sont les tendances lourdes ? Quelle analyse faire de ces résultats ?

Dans un premier temps, notons que le réalignement électoral ayant mis fin le 1er octobre 2018 au vieux duopole exercé par le Parti québécois (PQ) et le Parti libéral du Québec (PLQ) a donné naissance à un nouveau système partisan caractérisé par la domination de la Coalition avenir Québec (CAQ). Cette formation a manifestement trouvé une niche gagnante grâce à ce que le politologue Frédéric Boily appelle le néonationalisme autonomiste caquiste, inscrit dans la filiation directe du nationalisme de l’État provincial légué par Honoré Mercier, Maurice Duplessis, Daniel Johnson et Robert Bourassa.

Ce néonationalisme autonomiste combine divers éléments de nature économique et identitaire, permettant à la CAQ de tirer son épingle du jeu dans un contexte où le clivage souverainisme/fédéralisme s’affaiblit au profit de deux autres axes de polarisation. Le premier clivage oppose, d’une part, la défense d’une culture québécoise de référence (langue française, laïcité et soi-disant « valeurs québécoises ») à laquelle doivent s’assimiler les immigrant·es et, d’autre part, une approche pluraliste et inclusive de la gestion de la diversité. Le second oppose le productivisme (croissance ininterrompue, extractivisme, développement autoroutier, étalement urbain…) à une politique économique conçue pour faire face au défi des changements climatiques et pour s’attaquer aux inégalités sociales.

Dynamiques structurelles

Analysée sur le temps long, c’est-à-dire sur quelques décennies, la politique partisane québécoise présente somme toute un visage relativement stable, inscrite qu’elle est dans des structures robustes et durables, en l’occurrence des rapports de classe et des institutions parlementaires britanniques.

Au chapitre des rapports de classes, les périodes de grands bouleversements sociaux, quoique rares, interviennent parfois spectaculairement dans la joute partisane, bouleversant l’échiquier et – éventuellement – provoquant un phénomène de réalignement électoral. C’est ce dont nous avons été témoins entre autres durant la première moitié de la décennie 1970, le phénomène de réalignement culminant en 1976 avec la victoire historique du PQ. À son tour, durant la décennie 2010, le Printemps érable a accéléré une recomposition de l’échiquier partisan sur le flanc gauche et a contribué à imposer la grammaire gauche/droite comme axe déterminant de polarisation dans le cadre électoral.

Le Québec Inc lui-même a donné à fond dans la lutte des classes durant cette fameuse décennie 2010. Avec le néolibéralisme aux commandes durant l’ère Jean Charest, puis à nouveau durant les années d’austérité sous la houlette du trio Leitão-Coiteux-Couillard, la polarisation gauche/droite était à l’épicentre de la vie politique. La bourgeoisie est sortie gagnante de cette guerre de tranchées, parvenant à rendre méconnaissable l’État providence et à obtenir aussi, par ailleurs, des taux de croissance économique et des dividendes fort avantageux pour le 1 %.

Le PLQ, alors qu’il lui avait été pourtant si loyal, semble avoir été peu à peu abandonné par le Québec Inc. Celui-ci a désormais jeté son dévolu sur la CAQ, la marque libérale s’étant progressivement discréditée durant ladite décennie 2010 sous l’effet de différents facteurs, comme le financement occulte du parti, la brutalité des mesures d’austérité et une incapacité à entrer en symbiose avec la majorité nationale francophone. Tant et si bien que le PLQ est devenu un tiers parti et pourrait être réduit, possiblement, à sa fonction de groupe de pression au service de la minorité anglo-québécoise.

Le Québec Inc ayant besoin de stabilité économique et de continuité politique, le règne de la CAQ pourrait éventuellement dépasser les huit ans. Notre régime parlementaire s’y prête fort bien, pourvu qu’il reste défini par ses institutions usuelles, dont le mode de scrutin avec les effarantes distorsions qu’il génère au profit du parti vainqueur et de celui formant l’opposition officielle. Dans un tel régime, le bipartisme peut même devenir notoirement facultatif. C’est ce que suggère la configuration du système partisan actuel, pouvant être qualifié d’unipolaire puisque la CAQ domine outrageusement face à un assortiment de tiers partis : PLQ, Québec solidaire, PQ et, dans une moindre mesure, Parti conservateur du Québec (temporairement absent de l’Assemblée nationale).

Ce système partisan unipolaire fondé sur l’hégémonie caquiste ressemble à s’y méprendre à celui qui marquait la période 1993-2006 à Ottawa. En effet, le Parti libéral du Canada (PLC) régnait en roi et maître face à une opposition durablement fragmentée, divisée qu’elle était entre le Bloc québécois, le Nouveau parti démocratique (NPD), le Parti conservateur (PC) et le Reform Party/Alliance canadienne. Notre régime parlementaire s’accommode fort bien de cette situation où le parti vainqueur n’est pas menacé de l’intérieur du système, pouvant ainsi gouverner sans interruption pendant l’équivalent d’une demi-génération.

Et l’alternance, alors ?

Sur la scène fédérale canadienne, c’est le processus de réorganisation de la droite, couronnée par la fusion du PC et de l’Alliance canadienne, qui a permis de mettre un terme en 2006 au long règne du PLC. Parmi les scénarios envisageables pour la politique québécoise en 2026 ou en 2030, il ne faut surtout pas écarter la possibilité d’une certaine recomposition des forces partisanes à droite.

Dans une bonne mesure, la CAQ elle-même est le résultat d’un semblable processus. À la suite de scissions au sein des élites dirigeantes, notamment celles liées au PLQ ou au PQ, la CAQ est fondée en 2011 par François Legault, l’homme d’affaires Charles Sirois et quelques autres personnalités politiques. Le parti, qui se définit alors comme une coalition arc-en-ciel, réussit également sa fusion avec l’Action démocratique du Québec. Rien n’empêche qu’un tel processus de recomposition devienne à nouveau nécessaire d’ici 2030, à plus forte raison si une part notable des forces de droite reste systématiquement exclue de la vie parlementaire. En effet, le courant qui se reconnaît actuellement dans le PCQ doit en toute logique pouvoir se matérialiser à l’Assemblée nationale d’une façon ou d’une autre, donc déboucher sur un résultat institutionnel tangible.

Une autre avenue, moins prévisible et plus exigeante, repose sur l’approfondissement des contradictions du capitalisme, donc sur l’exacerbation de rapports sociaux antagoniques. L’incapacité de la CAQ à faire face à des défis urgents, comme celui du réchauffement climatique, ou de la dégradation des services publics, pourrait militer en faveur d’un tel processus.

Cette éventualité exige une période de résurgence de l’action mouvementiste. Comme durant la décennie 1970 et comme avec le Printemps érable, les mouvements sociaux et populaires peuvent détenir la clef d’un réalignement électoral qui pourrait mettre fin au long règne de la CAQ.

Pour le dire autrement, le changement à gauche ne proviendra pas d’abord de l’intérieur du système partisan ou des institutions étatiques. Par exemple, la fameuse réforme du mode de scrutin ne sera pas initiée par la CAQ. Une étape préalable devra être franchie du côté des forces de la société civile, qui auront à déployer, avant toute chose, une formidable pression pour qu’ensuite puisse apparaître une configuration de l’échiquier partisan susceptible de bouleverser le statu quo.

Il en va de même pour que QS s’affranchisse de sa condition de tiers parti et gravisse les marches de l’escalier conduisant à la direction de l’État : constituer l’opposition officielle, puis faire partie du gouvernement, voire le diriger seul. À moins de vouloir faire un NPD de lui-même, c’est-à-dire un parti social-libéral, prisonnier de la structure politique et économique, QS devra refaire le plein d’énergie mouvementiste pour pouvoir goûter un jour au pouvoir. Telle est sa vocation, s’il entend rester fidèle à sa nature profondément duale : être à la fois le parti des urnes ET de la rue.

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