Mini-dossier : Nommer pour mieux

Mini-dossier : Nommer pour mieux exister

Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones

René Lemieux

Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie politique en français que dans les langues autochtones.

L’Inuk Mary Simon est la première autochtone à occuper la fonction de gouverneure générale du Canada. Son installation a été vue comme une grande victoire par plusieurs personnes, autochtones comme allochtones. Un aspect de sa candidature est toutefois venu assombrir cette bonne nouvelle : la nouvelle gouverneure générale ne parlait pas un mot de français. Ce n’est certes pas la première fois que cela arrive : l’unilinguisme était plutôt la norme dans ce genre de nomination. La particularité ici est que la personne désignée par le premier ministre est bilingue, mais son autre langue, l’inuktitut, est une langue autochtone.

Si on a retenu que plusieurs dénonçaient ce retour en arrière, on a moins remarqué le discours sur la traduction qui a circulé. On a notamment dit que ce bilinguisme sans français était « a great job opportuny », évidemment pour les traducteurs et traductrices vers le français. Dans tous les cas, on peut remarquer au moins une autre chose : jamais, dans presque tous les tweets que j’ai pu lire, on ne puisse imaginer que la traduction se fasse d’une langue autochtone vers l’anglais. Il est clair ici que la gouverneure générale parlera d’abord anglais, puis inuktitut [1]. Elle pourra ensuite être traduite (de l’anglais on imagine) vers le français. Jamais on ne suppose, en fait, que la langue source de sa fonction soit l’inuktitut.

L’anglonormativité

Au moment du remplacement de la juge en chef Beverley McLachlin en 2017, on avait proposé de supprimer l’exigence du bilinguisme pour favoriser une candidature autochtone. Dans un article publié dans Options politiques, Maxime St-Hilaire, Alexis Wawanoloath, Stéphanie Chouinard et Marc-Antoine Gervais dénoncent cette proposition qui se présente comme une ouverture à un nouveau bilinguisme où la deuxième langue ne soit pas une des langues officielles :

« Supposons ainsi une avocate attikamekw réputée, qui parlerait aussi le français et l’anishinaabe : elle n’aurait aujourd’hui aucune chance d’accéder à la magistrature de la [Cour suprême du Canada]. Autrement dit, en réalité, supprimer cette exigence de bilinguisme (une connaissance passive du français ou de l’anglais langue seconde) consacrerait l’anglais comme seule langue de la CSC et désignerait injustement le français comme langue “ colonialiste ”  ».

On comprend de cet argument que le problème, ce ne sont pas les langues autochtones, mais le positionnement de l’anglais comme la langue « normale » lorsqu’il s’agit d’être bilingue. C’est ce qu’on appelle l’anglonormativité, qu’Alexandre Baril définit comme un « système de structures, d’institutions et de croyances qui marque l’anglais comme la norme ».

Le français, langue traduisante

L’anglonormativité se perpétue très bien avec le bilinguisme tel qu’on l’a historiquement pensé dans un pays comme le Canada. Le rôle que la traduction y tient est clair : elle sert à accommoder une minorité linguistique pour lui laisser croire qu’elle a une place égale à celle de la majorité. On est au cœur ici du contrat implicite de subalternité qu’exige le bilinguisme officiel au Canada : en échange du pouvoir dominant de l’anglais, on permet aux francophones d’avoir l’impression de pouvoir vivre entièrement dans leur langue. Quiconque a vécu un moment dans un univers bilingue comme celui de la fonction publique fédérale sait très bien que la perception de la place du français est celle d’être une langue traduisante. Dans les mots de Pierre Cardinal, la tâche de la traduction est ainsi d’être « une institution-tampon entre nos deux communautés nationales. Elle vise à donner à la société traduisante, la francophone, l’illusion d’une participation officielle à la vie du pays tout entier alors que ce sont les membres de la société traduite, l’anglophone, qui y occupent effectivement une place disproportionnée ».

L’obsession pour la qualité de la langue et le rapport difficile qu’ont les Québécois en particulier avec les nouveautés langagières sont des symptômes de cette infériorisation. Il n’est donc pas étonnant de voir, ici comme ailleurs, la traduction comme une tare. Si ailleurs on peut la percevoir comme « une ouverture à l’Autre », cela nous reste difficile, voire interdit par son usage effectif par le bilinguisme officiel. L’époque où a été écrit l’article que je viens de citer est aussi celle de l’adoption de la Charte de la langue française : la solution au déséquilibre entre les langues en traduction devient souvent une revendication pour plus de monolinguisme, ce qui peut évidemment mener à une certaine fermeture d’esprit face aux autres cultures [2]. Comment éviter cet écueil ?

Pour une traduction multidirectionnelle

Que la traduction soit un outil de domination est un fait admis par plusieurs, qu’elle le soit toujours l’est un peu moins. On peut tenter de penser de nouvelles manières de traduire, de nouveaux rapports entre les langues.

En ce qui a trait à la place des langues autochtones, plusieurs ont demandé que le gouvernement fédéral proclame officielles au même titre que l’anglais et le français une ou des langues autochtones. Outre la difficulté pratique de donner une égalité formelle à plus de 70 langues, une telle demande participe d’un certain regard de surplombant qu’on prend sur le monde dès qu’il s’agit de trouver des solutions rapidement, sans penser aux effets de ces solutions. Ce regard surplombant investit dans l’État et sa logique de la reconnaissance le seul arbitre des relations entre les communautés. Cette logique de la reconnaissance a aussi pour conséquence la subordination des nations autochtones, mais aussi, comme on l’a vu, la perpétuation des inégalités entre les langues. Doit-on rappeler que le seul député à avoir voté contre le projet de loi C-91 sur la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits linguistiques autochtones (en 2019) était l’Inuk Hunter Tootoo, le député indépendant représentant du Nunavut ? A-t-on pris le temps de l’écouter pour savoir pourquoi il avait voté contre ?  [3]

Comme nous invite à le faire Dalie Giroux dans son dernier ouvrage, tentons plutôt de « cesser de (se) penser comme un État ». À quoi ça ressemblerait de répondre à cette invitation ? Il y a certainement encore à penser la traduction en dehors des fonctions hégémoniques qu’on lui impute, pour trouver de nouvelles voies rhizomatiques, de nouvelles formes de cohabitation. Cela demande en tout cas de repenser le rôle de la traduction, peut-être également de la direction dans laquelle on traduit. Cette traduction est encore trop souvent pensée des langues coloniales vers les langues autochtones, perpétuant pour ces dernières une fonction de langue traduisante comme le français l’est pour l’anglais.

D’autres avenues sont possibles. Les Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh (Ilnus) offrent un exemple particulièrement intéressant de directions multiples – et un des seuls cas du genre. En raison de la petitesse du nombre de personnes maîtrisant la langue autochtone, le processus de constitutionnalisation des institutions de leur communauté par la commission Tipelimitishun entamé en 2019 se fait d’abord en français puis traduit en nelueun (la langue ilnue), sauf pour une partie essentielle de cette nouvelle constitution : son préambule. En effet, dans ce cas, la direction est inversée : les grands principes directeurs de cette constitution se formulent d’abord en nelueun pour ensuite être traduits en français. À ma connaissance, c’est la première fois dans le cas des langues autochtones qu’un tel exercice se fait de manière croisée. La traduction a ici une chance de cesser d’être un simple instrument de communication, voire un outil d’asservissement, pour devenir un espace producteur d’idées.

Multiplier les directions, multiplier les sources et, pourquoi pas, multiplier les versions. Il faut repenser le rôle de la traduction dans nos relations intersociétales.


[1Je dis « presque » parce que j’ai pu constater une exception : le rédacteur en chef d’Options politiques Les Perreaux relaie une suggestion, que Mary Simon ne s’adresse aux Canadien·nes qu’en inuktitut, et soit ensuite traduite dans les deux langues : twitter.com/perreaux/status/1413299107632926720 Comme il le dit, ce serait là un vrai « test of equity », mais il s’agit surtout d’une preuve par l’absurde.

[2Pour un développement de cette question, notamment sur le refus net de la classe politique québécoise de se traduire, je me permets de renvoyer à mon texte « Thème et version dans la législation québécoise : la cause des Barreaux et la traduction des lois », Trahir 9, (avril) 2018.

[3Pour en apprendre plus, www.tipelimitishun.com/fr

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème